L’une des seules notions sur lesquels les praticiens de tous bords se retrouvent, consiste à confirmer que le terme d’art thérapie est un oxymore qui pose problème.
En effet, de quel type de thérapie s’agit-il, comment opère t-il, dans quel but, quelles en sont les relations transférentielles, et puis, de quel type d’art s’agit-il, comment la création comme processus de transformation se met-elle en mouvement ?
La fonction de médiation de l’art thérapie peut ainsi osciller de la plus simple animation occupationnelle à la plus fine psychothérapie, de la plus simple œuvre artisanale à la plus fine expérience artistique.
Les principaux courants qui existent nous aident à mieux cerner cette praxis :
Les tenants du courant de l’expression créatrice, à mi-chemin entre processus de création et celui d’efficacité thérapeutique, avec Guy Lafargue par exemple, dont l’appellation « atelier d’expression créatrice », prend en compte le terme « Atelier », qui définit à la fois un cadre de travail ouvert à différents contrats (éducatif, thérapeutique, culturel) et à la dimension groupale (le groupe constituant un des pôles actifs du jeu inter transférentiel), celui d’« Expression » qui définit l’enjeu de l’activité instituée sur ce lieu, et celui de « Créatrice », qui spécifie le jeu avec les médiations et les matières langagières.
Les réflexions et les apports de Lafargue sont se rapprochent de celles de Jean Brousta, et de Jean-Pierre Klein qui s’efforcent à donner à l’art thérapeute une identité singulière, distincte de celle du thérapeute et de celle de l’artiste.
Les tenants du courant de la psychothérapie dite médiatisée, ancrée dans les processus de transformations thérapeutiques, pour qui les appellations d’« atelier thérapeutique », ou d’« ateliers de médiation thérapeutique », spécifient de facto certaines conditions requises pour la mise en place d’un espace qui relève de la psychothérapie psychanalytique, et avec des théoriciens comme René Roussillon et Bernard Chouvier proposent une théorie du soin psychique à travers la symbolisation dans les dispositifs médiateurs, et une conceptualisation articulant objet médiateur et processus thérapeutiques.
Anne Brun nous le rappelle, D.W. Winnicott, Marion Milner et Mélanie Klein en sont les précurseurs. « C’est le constat de l’impossibilité de travailler exclusivement à partir du registre verbal qui a motivé l’appel aux médiations artistiques au sein de la thérapie analytique des enfants et des psychotiques » (1).
Les tenants de la psychopathologie de l’expression, qui définit l’art thérapie comme une discipline paramédicale et qui, dans cette optique, construisent leurs ateliers en fonction de la pathologie à laquelle ils s’adressent. Ce courant porté par Claude Wiart s’efforce de délimiter chaque dispositif ou support artistique comme ayant vocation d’être porteur de vertus thérapeutiques spécifiques en fonction des différentes maladies, ainsi, l’atelier y est assimilé à un médicament, une technique rééducative, ou grille d’interprétation psychiatrique.
Les artistes enfin, ceux qui soutiennent l’idée que toute pratique artistique est créatrice et donc thérapeutique en soi, retrouvent certaines de leurs racines profondément ancrées dans l’authenticité de la recherche amorcée par Stanislavsky, Artaud, Brecht, Vitez, Jouvet, Klimt, Schiele, Picasso, Breton, Dubuffet, Dali, et tant d’autres.
Ce courant serait celui de la représentation de « l’art comme véhicule » comme le disent si bien Peter Brook et Jerzy Grotowsky.
Quoiqu’il en soit, tous ces ancrages soulignent qu’entre l’artistique et le thérapeutique, entre le langage comme finalité et l’analyse des signifiants comme finalité, il y a une frontière dont nous aurions tord de ne pas reconnaître le tracé et les enjeux.
Nous garderons aussi tout au long de cette présentation, cette précaution de Winnicott au sujet de l’objet transitionnel « ce n’est pas l’objet qui est transitionnel. L’objet représente la transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec la mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparer ».
C’est par l’introduction d’une technique spécifique de l’usage du dessin en psychothérapie, le « squiggle », que Winicott parvient à situer dans le jeu, dans la production même, l’ensemble des phénomènes transitionnels.
René Kaës au plus proche de Winnicott, explique que le concept de médiation n’existe pas en soi, que l’objet n’est médiateur que dans un processus de médiation.
« La médiation ne prend sens que dans un conflit natif entre le différé et l’immédiat, entre le continu et le discontinu, entre la terreur et la pensée. Ce qui est médiat relie deux bords disjoints, clivés ou séparés, et nous avons à penser ensemble les catégories opposables que ce concept relie » (2).
Nous retrouvons dans toutes les histoires fondatrices, dans toutes les recherches de sens, des figures ou des lieux intermédiaires entre le ciel et la terre, les divinités et les hommes, la vie et la mort, le sens caché et le sens manifeste.
Femmes et hommes de sciences, de religions, d’arts, créateurs et inventeurs, se sont attelés de tout temps, à cette tâche qui est de rendre visible, l’invisible.
La figure de l’interprète et du messager est toujours celle qui cherche à construire des représentations capables de faire lien et sens entre des éléments disjoints et séparés.
C’est de ce constat que s’imprègne cette phrase de Louis Jouvet Comédien et Metteur en scène : « Condamnés à expliquer le mystère de leur vie, les hommes ont inventé le théâtre ».
Au fil de cette présentation, je ferai référence à ce que Kaës nomme, les constantes de la médiation, au nombre de six.
C’est par ces constantes complémentaires, et par un dispositif-cadre qui puise sa matière dans les arts de la scène, que je présenterai quelques vignettes cliniques, issues de différents groupes, qui je l’espère, mettront plus de lumière sur le processus de subjectivisation, finalité singulière du travail en art thérapie et qui se fonde à mon sens, sur les apports du courant de l’expression créatrice, de la psychothérapie dite médiatisée et de la recherche artistique d’authenticité.
La majorité des ateliers que j’anime prennent la forme d’un cycle.
Chaque cycle est réparti en 12 séances, à raison d’une ou deux fois par semaine, pour une durée 3 heures chacune, s’étalant sur un mois et demi ou sur trois mois.
Les 12 séances sont divisées de manière brute en 4 parties de 3 séances.
La première partie est celle de la rencontre, la seconde est celle de l’idéal du group, la troisième est celle des individualités, et la dernière est celle du retour à soi et au groupe.
« Toute médiation interpose et rétablit un lien entre la force et le sens, entre la violence pulsionnelle et une figuration qui ouvre la voie vers la parole et vers l’échange symbolique. La médiation comme lien transforme conjointement et corrélativement l’espace intrapsychique que l’espace intersubjectif » (3).
Je parlerai ici du travail effectué avec Kamal comme illustrant cette première constante de médiation, en lien aussi, avec d’autres constantes que nous verrons plus tard.
Kamal est très curieux de cette chose qui s’appelle art thérapie, il s’inscrit à un groupe « par curiosité » et aborde dès la première séance sa fascination pour Shiva, considéré dans l’hindouisme comme le dieu suprême aux cinq fonctions : il est créateur, préservateur, destructeur, dissimulateur et révélateur.
Une forme particulière de représentation de Shiva est Naṭarāja (le danseur cosmique, seigneur de la danse, de naṭa, danse et rāja, roi).
Pourtant Kamal est précisément celui qui dans le groupe témoigne d’une grande difficulté à s’inscrire dans les exercices corporels.
Son corps s’exprime lourdement, sans souplesse ni grâce, et lorsqu’il est amené à travailler avec un partenaire, ce dernier lui renvoi systématiquement sa discordance physique son impression d’impossibilité à entrer en communication non verbale avec lui, d’esquisser un mouvement qui a une continuité, qui se construit à deux.
Lors de la création de personnages, Kamal est un Samouraï doté d’une lourde armure qui le protège mais l’empêche de se mouvoir librement. C’est ce moi peau ici représenté qui bloque ses affects et les barricade dedans.
Cette interprétation est faite à plusieurs reprises par le groupe, dans les temps de restitutions qui succèdent toujours les exercices proposés.
Pour Kamal, c’est l’expérience d’un exercice de massage corporel qui semble avoir été déclencheur d’un processus de figuration et de mise en lien, et c’est là ce qui est fascinant en art thérapie, c’est que les choses se font parfois d’elles-mêmes, créent du sens et de la réorganisation symbolique.
Claude Lévi-Strauss, dans son ouvrage Anthropologie structurale, effectue une comparaison être psychanalyse et chamanisme, montrant que les deux cures reposent sur le mécanisme de l’efficacité symbolique ; elles offrent aux pulsions une issue dans le langage, ce qui permet de les articuler aux symboles que sont les mots. Ainsi se réorganise le psychisme. Mais pour le chamane, tout comme pour l’art thérapeute, par le choix volontaire ou parfois involontaire de certains exercices, il y a « injection » de symbolique puisé dans des représentations collectives, dans des rituels et des pratiques profondément ancrées dans certaines traditions.
Le massage proposé est un travail en binôme qui intervient entre la cinquième et la septième séance.
Il est demandé à l’un des participants de chaque binôme de se mettre au sol, couché sur le dos, et d’effectuer un travail très précis de massage du ventre, zone délimitée par les côtes, et plus précisément, des organes internes, qui sont nommés et représentés brièvement par le thérapeute, et localisés au toucher.
Cet exercice de 20 minutes environ par participant, suit un enchaînement d’étapes rigoureuses, comme celle de caler la respiration l’un sur l’autre, de délimiter la zone du ventre par un touché précis au niveau des côtes, puis de masser légèrement avec les doigts, lors des expirations, l’intérieur du ventre, tout en essayant de se représenter l’organe massé.
Remarquons au passage que cet exercice ne se pratique pas dans tous les groupes, et requiert un cadre rigoureux et respectueux de l’autre.
À la fin de cet exercice, et après être passé dans les deux positions (recevoir et donner), Kamal se lève, dans une forme d’ivresse légère et constate lors du temps de restitution, que la tonalité de sa voix a changé, que sa conscience corporelle est autre, tout comme sa posture assise, et qu’il se sent à l’intérieur, dans son corps, dans ses membres, différent.
Ce qui semble s’être passé pour Kamal ici, c’est que par le toucher d’organes internes, en lien les uns avec les autres, quelque chose s’est dénoué pour se renouer autrement, comme nouveau un lien entre organes internes et membres externes.
Les organes internes massés séparément ont peut-être renvoyé Kamal à la conscience de ses membres externes lourds et pesants, à la réalité de leur existence, séparés mais synchronisés, et l’ont amené à une liberté autre de se mouvoir, de mouvoir sa main seule, son poignet, son pieds, son genoux, etc. autrement que comme une masse compacte.
Les exercices corporels qui suivront montreront une nette amélioration de sa conscience et de son image du corps, en résonnance plus fine entre dehors et dedans.
Lors de la quatrième partie du cycle, entre la septième et la neuvième séance, une série d’exercices qui ont pour objet la mémoire sensorielle et affective sont proposés.
Brièvement, ces exercices font apparaître dans le parcours de l’espace de travail, transformé imaginairement en lieu déterminé, l’exploration de ce qui s’y trouve, c’est-à-dire des rencontres d’objets, de places, ou de personnes qui s’avèrent chargées émotionnellement.
Plus la concentration augmente, plus le langage devient symbolique et presque parfois halluciné : les mots ici ne véhiculent plus une vérité réaliste, comme dans la plupart des exercices que nous rencontrons, mais servent plutôt une invocation de la réalité enfantine, qui se reconstruit comme en rêve, sous forme de régression sécurisée et cadrée.
D’une chambre d’enfant, d’un lit surélevé, représenté comme une prison avec des barreaux tout atour pour ne pas qu’il tombe, accompagné d’une sensation d’immobilité constante, avec face à lui, au haut du mur, une fenêtre pleine de lumière, inaccessible, voilà en substance, ce que Kamal crée devant nous.
Fantasme, construction imaginaire ou souvenir réel, la distinction ici est de moindre importance, puisque ce qui prime est le lien construit par Kamal, restitué dans le l’espace de parole, entre le sentiment d’être barricadé à l’intérieur, et cette image de lit d’enfant.
C’est l‘importance de ce lien construit, qui nous ramène à nouveau à une autre constante de médiation, en ce sens que « La médiation suscite un cadre spatio-temporel. Elle génère un espace tiers entre deux ou plusieurs espaces, et donc des limites et des passages. Elle génère corrélativement une temporalité qui exprime une succession entre un avant et un âpres, entre l’absence et la présence, donc une origine et une histoire. C’est dans cet espace-temps de la médiation que s’inscrivent les processus de transformation » (4).
Pour finir avec l’exemple de Kamal, il est intéressant de noter que la place qu’a occupé ce dernier dans le groupe, au niveau des relations transférentielles, a été celle porteuse de la stagnation du groupe, de son emprisonnement, éveillant par ce fait des représentations liées à l’empêchement et à la privation, et conduisant au fil des ateliers, les participants, à s’exprimer sur des problématiques en lien à des imagos parentaux castrateurs, nouant leurs désirs au désir de l’Autre.
Voici une seconde vignette qui servira à illustrer d’avantage la constante du passage et du lien entre la force et le sens, par le biais d’un exercice qui a la valeur d’être profondément simple et ludique.
Il s’agit de l’exercice de respiration thoracique du « Hâ », différent de la respiration abdominale, qui s’effectue durant les premiers temps des ateliers, et ce quels que soient les groupes.
La lettre A fait partie des voyelles « actives », c’est-à-dire des voyelles qui claquent, qui résonnent, qui s’entendent, qui traversent.
L’exercice du « Hâ » consiste à projeter à l’extérieur de soi le son « Hâ », de telle manière à ce qu’avec la lettre « H » nous soyons entrain de stocker, de condenser, d’intérioriser une énergie, puis qu’avec la lettre A, cette énergie soit canalisée et envoyée en un point de l’espace, ou adressée à un participant comme si on lui faisait parvenir un objet matériel.
De l’intérieur à l’extérieur donc.
Sauf que l’exercice du « Hâ » évolue dépendamment des groupes pour parfois s’appeler l’exercice du « Hâ qui tue ».
La personne qui envoi le son doit l’envoyer avec une violence nécessaire et suffisante pour feindre de tuer l’autre, uniquement avec la voix, et cet autre, doit faire comme si, comme si il avait été atteint, comme si il mourrait, en prenant une grande inspiration et en se dégonflant comme un ballon, laissant se dégager l’air comprimé à l’intérieur de lui, par un sifflement « Sssssss », tout en se laissant tomber au sol, lentement, vidé de son souffle, avant de se relever, prendre une inspiration thoracique et renvoyer le son à un autre, et ainsi de suite .
Nina, une fille de 8ans, se met a mitrailler les participants les uns après les autres, en s’esclaffant de joie et de plaisir face à ce pouvoir nouvellement acquis qui lui permet symboliquement bien sûr de se débarrasser de qui elle veux.
Nina est pourtant une fille très obéissante à la maison, elle ne dit ou ne fait jamais rien pour déplaire à sa famille, elle a 4 frères et sœurs et vit dans une maison étroite où l’intimité n’existe pas. Suite à cet exercice, Nina pourra formuler, son désir inconscient de se débarrasser de tout ce monde qui l’encombre puis fondera en larmes en s’entendant dire ce qu’elle vient de dire.
L’étayage qu’elle prendra du groupe durant ce tems de restitution, sera en partie fondé sur l’expérience du jeu, du faire comme si, de la limite entre réalité et fiction, de l’existence fondatrice de cette violence pulsionnelle, qui si elle s’exprime, par le jeu, dans le simulacre, peux faire place à la parole, du jeu au je.
Cet exercice montre bien. Cette simple mise en situation, ludique, sera pour Nina comme une révélation en ce sens que le « Hâ qui tue », ne tue pas vraiment et que dire son mal-être à l’autre, n’est pas synonyme de mort.
Il s’agit donc pour nous ici, d’activer les processus de passage du registre perceptif et sensori-moteur au figurable, tout en conservant une place privilégiée au langage verbal dans une chaîne associative groupale, qui trouve son aboutissement dans les temps systématiques de restitution.
Cet exercice de médiation fait aussi écho à cet autre constante de Kaës : « Toute médiation implique une représentation de l’origine, ou renvoie à une scène des origines. Elle dit quelque chose de ce qui relie un ensemble de sujet à un principe ou à un espace originaire dans lequel se pose nécessairement la question de la place du sujet entre deux termes, principalement entre mère et père, « entre-eux-deux » (5).
J’animai dans un foyer de travailleurs migrants à Paris un espace d’expression avec des hommes adultes d’origine sub-saharienne (Mali, Mauritanie, Sénégal). Les personnes s’inscrivaient volontairement à l’atelier hebdomadaire, ouvert et continu.
Ce dont je vais vous parler ici est celle de « l’appel du tambour », l’appel du retour aux sources, aux origines, à la matrice identitaire.
Diallo parle très peux Français et vient régulièrement se joindre à cet espace, se joindre ne veux pas dire participer, il reste à l’écart et donne l’impression d’être le fantôme du groupe.
Il a un corps svelte qu’il porte mal, comme désarticulé, un peux déshumanisé, sans rythme.
Au bout de plusieurs rencontres, près de trois mois plus tard, la percussion est intégrée aux ateliers avec un travail qui s’axe sur l’expression primitive et dont les outils thérapeutiques théorisés et mis en pratiques par France Schott-Billman, psychanalyste, anthropologue et danseuse, sont la puissance du rythme, le rapport à la terre, la simplicité des gestes, la répétition, l’utilisation de la voix, le jeu avec la transgression, et dont les opérations thérapeutiques se fondent autour de l’exigence à établir un lien avec le monde extérieur, solliciter et accroître les forces de vie, renforcer le sentiment de soi, offrir une sécurité de base, unifier le corps, créer des contenants et enveloppes pour les pulsions et permettre l’individuation.
Diallo est tétanisé face à « l’appel du tambour », son corps contrairement à ce que j’aurai pu imaginer est totalement crispé, encore plus que d’habitude, suant, fermé et littéralement immobile. Les deux premières séances d’expression primitive, il quitte le groupe avant la fin.
Puis à la 3ème séance, il intègre l’espace groupal, et se met à danser, il ne danse pas comme les autres, il danse comme danseur de danse africaine, comme un homme qui a dansé toute sa vie et qui vit pour la danse.
À la fin de l’atelier, et malgré les obstacles de la langue, il raconte son histoire au village, celle de sa migration, son « exil » plutôt, sa venue en France pour travailler, uniquement pour travailler, et puis celle de l’interdit, d’un interdit posé par son père en ce qui concerne la danse, cette chose qui faisait partie de son identité, de son être, de son passé, mais qui ne devrait en aucun cas faire partie de son présent.
Une injonction claire lui avait été faite d’oublier ses racines, son ancrage culturel, et en effet, il s’était coupé de son histoire, profondément clivé, et du fait de cette coupure, il était par ailleurs incapable de trouver du travail, de créer du lien, ce passé ne pouvant s’articuler à rien, puisqu’il lui était demandé de faire table rase sur son identité et sur son désir.
Quoiqu’il en soit, une fois cette histoire exprimée, partagée avec les autres, forte en termes de résonnances pour l’ensemble du groupe, Diallo a été en mesure d’exister, d’être « en devenir », non pas dans un extrême, ancien ou nouveau, mais comme sujet qui se construit sur une base identitaire indéniable, qui reconnaît son propre désir et qui peux à partir de là, à exister dans cet entre-deux qui caractérise tout migrant et toute problématique de l’exil.
L’expérience de “l’appel du tambour”, ce “retour aux sources”, aura permis à Diallo de faire advenir à la figuration, des expériences primitives non symbolisées, d’ordre sensori-affectivo-moteur.
Notons aussi que pour Diallo, avec cette “reconnexion”, tout un nouveau combat s’ouvra à lui, et il dut dans son expérience singulière, quitter le foyer de travailleurs pour avoir transgressé un interdit.
L’art est transgressif, ou n’est pas, la thérapie est subjectivisation ou n’est pas, et en ce sens, ils sont souvent rejetés des milieux fermés où toutes leurs efficacités ne sert à rien d’autres que d’ouvrir des brèches, des brèches qui parfois ont des effets contraires à ceux attendus.
Dans son morceau intitulé « Anthem », Leonard Cohen écrit :
The birds they sang
at the break of day
Start again
I heard them say
Don’t dwell on what
has passed away
or what is yet to be.
Ah the wars they will
be fought again
The holy dove
She will be caught again
bought and sold
and bought again
the dove is never free.
Ring the bells that still can ring
Forget your perfect offering
There is a crack in everything
That’s how the light gets in.
L’exemple de Diallo nous permet de faire la transition avec cette autre constante :
« Toute médiation s’inscrit dans une problématique des limites, des frontières et des démarcations, des filtres et des passages. La représentation topique de l’appareil psychique, avec ses lieux, ses espaces et ses limites internes et externes rencontre sans cesse la nécessite de penser les médiations qui en assurent les échanges » (6).
C’est le dispositif qui garantit l’illusion et assure un espace symbolique nécessaire.
L’espace de jeu est séparé du public par une ligne de démarcation qui trace bien la limite de passage entre la réalité et la fiction.
L’aire du spectateur est celle de la réception, elle constitue cet espace privilégié où le regard se fait écoute en silence.
L’aire du spectateur est aussi consacrée au temps qui précède le jeu et au temps qui le succède, il se transforme ainsi en espace de restitution et d’échange.
Il aurait été intéressant ici d’aborder plus précisément la question de l’espace de jeu, de l’espace de représentation et de son rapport à l’espace du public, tel qu’il se pense aujourd’hui dans le monde du théâtre et de la danse et par extension, la rôle de l’acteur comme étant véhicule entre fiction et réalité, entre monde invisible et monde visible.
Mais ce point nous prendrait trop de temps et j’aborderai donc rapidement cette distinction qu’apporte Peter Brook, comédien et metteur en scène, autour des 4 formes de théâtres, le théâtre mortel, le théâtre sacré, le théâtre brut, et le théâtre immédiat.
Je ne parlerai aussi que des deux premières distinctions pour illustrer mon propos.
Par théâtre mortel, nous entendons « mauvais théâtre », théâtre de représentation ronronnantes et sclérosée, médiocre parce qu’ayant perdu son statut subversif et vivant, c’est ce que nous ressentons dans nos ateliers quand les participants ne font aucun effort pour se surpasser, pour essayer, de peur de tomber, de se ridiculiser ou de se trahir.
Le théâtre sacré est ce théâtre qui non seulement cherche à montrer l’invisible mais qui offre également les conditions qui en rendent la perception possible. Le travail de Jerzy Grotowsky est celui qui selon Brook se rapproche le plus au théâtre sacré et voilà ce qu’il en dit dans un entretien paru dans Libération :
« D’abord du point de vue du théâtre, le véhicule le plus fort dans toutes les formes de théâtre qui existent dans le monde a toujours été l’homme, ou, pour ne pas créer de réactions féministes, la personne, l’individu. Cet individu, cette personne est toujours inconnue. Et c’est une nécessité absolue pour tout ce qui se passe partout dans le monde du théâtre que, quelque part, il existe les conditions exceptionnelles pour que la seule personne dans le monde d’aujourd’hui qui ait fait des recherches aussi profondes sur ce sujet puisse continuer à explorer cet étrange inconnu qu’est l’acteur».
Qu’est-ce qui du théâtre sacré implique pour notre travail en tant qu’art thérapeutes, que faisons-nous dans nos ateliers sinon offrir des symboles tout en respectant les temps des uns et des autres, tout en acceptant les refus et les défenses des participants, tout en refusant les moments de jouissances ?
L’exercice de la « La cérémonie du thé » me semble être de cet ordre là.
Il s’agit dans cette mise en situation, d’une cérémonie rituelle, solennelle, sacrée qui peut-être associée à la cérémonie du thé Japonais et qui existe en tout cas dans d’innombrables cultures. Le thé est finalement un symbole de l’Essence à laquelle participe le Soi, « elle est veille intense et active dans le silence contemplatif » (7).
Ce exercice qui s’opère en binôme, comprend 7 temps, le premier est celui de l’ancrage dans le corps, le second est celui de la dégustation du thé en recherchant contenance, poids, goût, chaleur, odorat, sensation tactile, etc., le troisième temps fait intervenir la parole, la parole d’un rêve restitué dans l’intimité, à un ami, le quatrième temps est celui de l’appropriation du rêve de l’autre en y amenant deux changements de telle manière à ce que l’autre puisse toujours reconnaître son propre rêve tout en y ressentant une « inquiétante étrangeté », le cinquième temps est celui du remerciement pour le thé offert, partagé, puis du regroupement en cercle, le sixième temps est celui du conte, du partage d’histoires qui débutent par « il était une fois », l’histoire de l’autre bien sûr, sans le nommer, et finalement, le septième temps est celui de la parole groupale autour de l’expérience de la cérémonie avec son lot d’identifications, de sens manifeste et latent, de relations transférentielles et d’inconscient groupal.
Pour revenir à cette question d’espaces, de problématiques des limites, Laura Sheleen indique que l’espace de jeu est celui de « la matrice de conception », c’est l’espace consacré à la nomination, c’est-à-dire au partage verbal des sensations et des perceptions découlant des exercices et du jeu.
C’est l’espace de la réalité, où chacun parle en « je », où se noue le dialogue.
La scène est toujours bien délimitée dans l’espace et le rapport que nous entretenons avec elle renvoi chacun de nous à une représentation distincte.
La scène est le lieu du jeu, de la fiction, du faire « comme si ».
La consigne principale est que « Dans les jeux, tout sera permis si l’expression reste symbolique… tout sera permis sauf le passage à l’acte. Tout sera permis et sollicité. On sera invité à aimer et à haïr, à réaliser la représentation de l’inceste, du meurtre, du parricide ou du matricide, de l’infanticide, mais aussi à enfanter, s’enfanter, mourir et renaître, à jouer le rôle du fou, du démon, du bouffon, du clown, mais aussi du roi, de l’ange, du dieu, de la déesse, de l’animal, de l’esprit, de la montagne, de la mer, etc. La tâche sera d’apprendre comment exprimer tous ces différents états par la symbolique du geste, par le « comme si » non seulement de l’intellect, mais de l’affect… et… de les différencier de nos pulsions émotionnelles qui nous possèdent et nous engouffrent dans les passages à l’acte. » (8)
Qui suis-je ? Dans quelle scène je joue ? Où se situe mon désir ? C’est en pensant à ces questions d’un point de vue topologique, d’un point de vue donc de répartition de lieux que j’ai pensé à un dispositif, à une mise en place particulière dont voici les grandes lignes :
Trois espaces, d’une part l’espace de spectateur, puis de l’autre, un double espace, celui de la construction de la fiction, avec deux conteurs en avant de la scène, et puis l’espace de jeu à proprement parler à limite de celui des conteurs, qui y sont pour ainsi dire, à l’intérieur et en même temps, à l’extérieur.
Les conteurs sont ceux qui initient l’histoire, il doivent pouvoir s’entendre et harmoniser leur écoute, l’histoire qui est amenée est un appel aux spectateurs à devenir acteurs de l’histoire, acteurs ayant aussi un pouvoir de proposition sur ce qui est narré, sur ce qui se construit dans l’aire de jeu, ils peuvent donc amener des éléments propres à leurs personnages, pris en compte par les conteurs, tout comme ces derniers invitent acteurs à un déroulement qui doit être respecté.
Il s’agit donc là d’un passage d’un niveau d’écoute, de jeu et d’influence à l’autre.
Les seules règles sont celles de l’interdiction du refus de jeu et du toucher.
Ce dispositif permet souvent aux conteurs de proposer des constructions fantasmatiques ou réelles qu’ils n’assument pas mais qu’ils aimeraient voire figurer par d’autres.
Chez Emilie, c’est le désir du meurtre d’un enfant nouveau-né, qui se joue par d’autres, quelque peu effrayés par cette proposition.
C’est sa place de conteuse qui lui permet de construire ce récit, qu’elle n’aurait pu assumer autrement, et c’est grâce aux résonnances des acteurs, à leurs forces de propositions, qu’elle se distancie de ses sentiments ambivalents, d’amour-haine profonds pour l’enfant qu’elle a porté en elle, fruit d’une transgression qui remonte les générations et qui se réactualise, sans mots, sans sens.
C’est toujours par le jeu que la parole se délie, c’est toujours suite aux situations improvisées que le réel se présente à nous et nous ouvre la possibilité d’en dire quelque chose.
« La médiation s’oppose à l’immédiat, dans l’espace et dans le temps. La médiation est une sortie de la confusion des origines, de la fusion. Elle est coextensive au processus de symbolisation, qui suppose un écart, une fracture réparable. C’est en ce sens que nous pouvons dire que la médiation est aussi un processus de défense contre la terreur du corps à corps, de la violence de l’immédiat : celle du besoin, de l’acte, de la pulsion, du meurtre » (9).
Dans un atelier avec un groupe de jeunes adultes, en décrochage scolaire, étiquetés « délinquants », c’est par le travail entre création et destruction que nous avançons.
« Toute médiation s’inscrit dans une oscillation entre créativité et destructivité : c’est de cette oscillation que témoignent de manière exemplaire les phénomènes transitionnels. La médiation permet au sujet d’explorer, sans s’y perdre, l’espace interne et l’espace externe, puis l’espace singulier et l’espace commun et partagé. Elle assure la capacité d’investir l’objet sans s’y dissoudre ou le détruire, de faire trace sans figer celle-ci dans un signe » (10).
Il s’agit pour moi dans ce groupe que j’anime avec une comédienne, de rassembler des récits de vie autour des expériences du groupe.
Ces récits enregistrés au magnétophone, sont ensuite retranscrits en textes, changés, transformés, puis joués sous forme de « théâtre forum » ou « théâtre de l’opprimé ».
C’est une technique de jeu crée par le Brésilien Augusto Boal pour qui le jeu consiste en ce que les acteurs tenteront d’achever une scène de 2-3 minutes, toujours de la même façon, et que les spectateur tenteront de la modifier en montrant que de nouvelles solutions sont possibles et valables.
C.à.d. que les acteurs représentent une vision du monde et essaient par conséquent de maintenir le monde tel qu’il est, inlassablement, à moins qu’un spectateur n’intervienne en prenant la place d’un acteur et ne modifie la vision du monde tel qu’il est en un monde tel qu’il peut être.
Ces scènes jouées avec ce groupe devant un public de spectateurs ont été uniquement possibles, grâce à cette compréhension du groupe, pour qui nous étions au début des « bouffons », de la réalité de cette « oscillation entre créativité et destructivité », de cette tension qui construit et déconstruit, et qui fait écho à leur réalité, à leur quotidien, et c’est par ce biais que l’ensemble du travail a pu s’opérer.
La mise en mouvement qu’opère la présence sur scène, l’appel au jeu, au faire “comme si”, induit une mise en mouvement identitaire de celui qui joue et qui se laisse surprendre par un brouillage des références habituelles, un flottement des signes dans lequel il croyait pouvoir se prendre et se comprendre.
Les mécanismes de défense du moi, qui sont là pour défendre le sujet de l’irruption du réel sont mobilisés autrement lors de la présence sur scène, et impliquent le besoin d’un éclatement des repères identificatoires traditionnels afin que le processus de subjectivation puisse se mettre en marche.
Ainsi le théâtre aurait-il le pouvoir, comme l’avait rêvé Antonin Artaud, de modifier quelque chose, soit provisoirement, le temps d’une représentation, soit plus durablement en désinstallant le moi de sa position de toute-puissance, et permettant au sujet d’expérimenter de manière constructive qu’il est aussi autre chose que ce qu’il pense être.
Finalement, l’enjeu principal du théâtre et de l’atelier d’art thérapie est d’être en jeu, de permettre au je de survenir, et d’y être, d’être dans cet espace transitionnel, entre deux, nourri de promesses de transformations et de possibles.
Jean Michel Vivés, Psychanalyste, comédien et metteur en scène, « l’acte théâtral est une recharge d’altérité. Elle permet de s’arracher aux signes et aux images auxquels le sujet se croyait réduit ».
Ce triptyque patient/thérapeute/matière ou objet ou création scénique a ceci de différent d’une thérapie « traditionnelle » en ce que le thérapeute n’est pas le seul destinataire du transfert, qu’un autre lieu peut en devenir le dépositaire.
« Quel que soit l’objet crée, il surgit d’un élan, d’une impulsion qui se fait nécessité. Il ne peut que très difficilement être rationalisé. Et si analyse, il y a, elle ne peut pas se faire avant que le sujet n’ait réceptionné d’abord pour lui-même ce qu’il vient de produire. Suite à la réalisation de cet objet chargé d’émotion, un temps est nécessaire pour que le sujet réalise ce qu’il a fait et que c’est lui qui l’a fait » (11).
Cette impulsion à créer, fondamentale pour Franz Prinzhorn et pour les tenants de l’art brut, est au cœur de l’art thérapie, mais une précaution parmi d’autres demeure au sujet de l’interprétation, et c’est par cette apport de Lacan que je finirai cet article :
« Interpréter l’art, c’est ce que Freud a toujours écarté, toujours répudié, ce qu’on appelle, ce qu’on appelle psychanalyse de l’art, enfin, c’est encore plus à écarter que la fameuse psychologie de l’art qui est une notion délirante. De l’art, nous avons à prendre de la graine. À prendre de la graine, à prendre de la graine pour autre chose, c’est-à-dire, pour nous, en faire ce tiers qui n’est pas encore classé, en faire ce quelque chose qui est, qui est accoté à la science, d’une part, qui prend de la graine de l’art de l’autre, et j’irai même plus loin, qui ne peut le faire que dans l’attente de devoir à la fin donner sa langue au chat. » (12)
(1) Anne BRUN, Manuel des médiations thérapeutiques.
(2) René KAËS, Médiation, analyse transitionnelle et formations intermédiaires.
(3)(4)(5)(6)(9) René KAËS, Médiation…, op. cit.
(7) CHEVALIER et GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles.
(8) Laura SHELEEN, Théâtre pour devenir autre.
(10) Ibid.
(11) Béatrice CONSTANTIN-MORA, La pratique de l’art thérapie en tant que soin psychique.