Rôle de la langue dans la construction groupale du Féminin
Alors que le sexe féminin est l’une des deux formes du vivant, il est triste de constater que la femme, malgré sa place de personnage majeur de la vie qu’elle porte en elle, transmet et nourrit de son être, reste dans toutes les sociétés humaines passées et présentes, quel que soit son niveau d’appartenance, dans une position de seconde et de mineure. Son corps n’est pas étranger à cela puisque c’est d’abord par lui qu’on la contraint et la maltraite dans de nombreuses sociétés.
Je montrerai dans mon exposé comment la construction groupale du Féminin est en grande partie issue d’une production langagière défensive de type contre-phobique faite de déni, de refoulement et de projection à l’égard de la femme en vue de réduire et de contrôler ce qui d’elle serait vécu comme menace pour l’organisation pré-langagière du groupe dans lequel le pouvoir revient au mâle « fondateur », qualificatif repris par la grammaire à propos du masculin. De la négation du terme fondateur, le masculin, on obtient le féminin comme son opposé. Pour les femmes, le langage représente donc une exclusion et une négation, le lieu où la structure du masculin est ratifié et inscrite.
Or parler d’opposition, c’est en toutes circonstances parler d’une forme de résistance à ce qui est éprouvé comme une menace à laquelle on s’oppose pour se défendre ou défendre une position. Quelle menace pourrait bien provenir de la femme ? La réponse ne se trouve-t-elle pas dans son corps même ? Sexuellement attirant, déclencheur de désir irrépressible, mais aussi témoin des limites mêmes de la force sexuelle de l’homme. De son corps, seul capable d’enfanter, mystérieusement autant que dramatiquement et spectaculairement, et dont la survie du groupe a toujours été dépendante. De son corps aussi, tel un berceau dispensant chaleur, nourriture et tendresse pour apaiser la faim autant que la peur. De sa patience enfin, initiatrice du lien qui nous attache si profondément à elle avant que de la rechercher en d’autres…
Et si c’était par le pouvoir du Féminin que l’homme se sentait le plus menacé ?
Ne pensez pas que ce dont je parlerai aujourd’hui laisse de côté le champ analytique pour aller vers d’autres. Car s’il est quelque chose qui recouvre entièrement le champ analytique, c’est bien le langage. On parle d’ailleurs de cure de parole à propos de la psychanalyse. Un temps, un espace où une personne parle, dit sa souffrance de sujet pris par son histoire. Si le langage, la langue, la parole se retrouvent unis dans le dit, ils peuvent aussi empêcher ou être empêchés de le faire. Parfois, il manque les mots pour le dire, soit parce qu’ils n’existent pas dans la langue, soit parce qu’ils ne nous représentent pas, soit parce qu’on n’est pas à la bonne place pour le faire. C’est ce qui arrive souvent aux femmes, tellement parlées par d’autres depuis si longtemps ! Comme le montre Pierre Bourdieu (1982), parler n’est pas seulement une technique, c’est un acte qui tire ses effets de la légitimité du locuteur, de son aptitude à la faire valoir. Selon un mythe d’Asie, le premier enfant du couple humain fut raté parce que l’épouse parla en premier… J’essayerai dans le temps que vous m’avez accordé, sans être trop réductrice, d’évoquer comment et pourquoi il est encore si difficile au féminin de parler de sa place.
Le comment sera sans doute plus aisé à démontrer que le pourquoi, tant la femme est jusqu’à présent d’avantage du côté de l’objet du désir de l’autre que sujet de son propre désir. Comprendre comment un tel « destin » lui est advenu ne peut qu’être envisagé dans l’interaction entre groupe, sexe et reproduction, et ce bien avant le langage de telle façon que, lorsque notre espèce est devenue parlante, cette même interaction a assigné à la femme une place particulière dans la langue du groupe. Cette place se trouve jusqu’à présent exprimée autant grammaticalement à travers les règles du genre et de l’accord, que lexicalement à travers les mots choisis pour la nommer. Mais elle se trouve aussi évoquée dans les mythes, ces discours de groupe engagés dans la transmission de l’histoire de notre espèce, de ses connaissances et de l’évolution de sa pensée, à partir de récits mettant en scène des situations et des personnages.
Je partirai d’un exemple très récent tiré des médias. Cet exemple concerne l’annonce, malheureusement régulière, de meurtres de femmes (plus de 100 en France depuis le début de 2019) commis par leurs conjoints ou leurs ex-conjoints. Violence à l’issue fatale, réalisée par des hommes familiers sur des femmes de tous âges et de toutes conditions sociales, souvent par jalousie ou refus de leur caractère ou de leurs opinions. Il est vrai que de nombreuses statistiques révèlent et dénoncent l’étendue géographique des mauvais traitements corporels et des contraintes subies par les femmes dans de nombreuses sociétés :
– Contraintes aux mariages forcés à peine sorties de l’enfance
– Contraintes aux grossesses précoces (souvent mortelles) ou non désirées
– Contraintes aux abus sexuels imposés parfois par l’entourage familial même
– Reléguées au second plan, renvoyées ou abandonnées pour d’autres femmes
– Exposées aux maladies sexuellement transmissibles souvent au sein même du foyer
– Soumises, encore, aux mutilations génitales imposées par la tradition que leurs aînées réalisent elles-mêmes au nom du respect de leur place dans le groupe
Ces femmes restent le plus souvent sans pouvoir parler de leur situation, enfermées dans la crainte du rejet ou celle d’autres violences sur lesquelles la société ferme les yeux, ou pire approuve en silence pour diverses raisons.
Le fait marquant dans l’annonce des cents victimes françaises depuis le début de 2019 est que pour la première fois les médias en ont parlé en tant que « féminicides ». Jusque-là on parlait d’homicides, comme si de tels actes ne concernaient que des hommes, et parfois de parricides pour souligner que ce n’était pas seulement un homme qui était atteint mais également un des rôles principaux de la société, celui de père. Rien de tel par contre pour une femme tuée par un fils ou une fille. Pas de « matricide » qui met l’accent sur son rôle de mère. J’ai même pu lire à ce sujet dans un dictionnaire que « matricide » est bien un mot français mais qu’il est inusité et a été remplacé par « parricide ». Ceci veut dire qu’une femme tuée par son enfant n’est reconnue ni comme femme ni comme mère. En ce sens, elle n’existe pas selon ce que la grammaire en a décidé à partir de la règle du genre ; et c’est de lui dont je parlerai à présent.
D’une manière globale, la langue est un ensemble structuré composé de règles qui, par le biais de relations pour les choses, les personnes et les qualités nommées et organisées par elle, permet de décrire des comportements réguliers à mémoriser à l’intérieur du groupe. Celui-ci pratique et valide cette langue à partir d’une autorité qui le représente en la matière et la transmet aux individus qui composent le groupe. Comme Platon (427-347 av. JC) fait dire à Hermogène dans Cratyle à propos des mots qui sont inscrits dans la langue, c’est « l’effet de la loi et l’usage qui les ont tous établis et consacrés » (trad. Cousin – Wikisource). On peut donc considérer la langue à la fois comme organisatrice et régulatrice du groupe. Et si l’on ajoute qu’elle est en lien avec une forme d’autorité, on peut alors la considérer comme liée au pouvoir. Dans cet ensemble, le genre, en tant que catégorie grammaticale, remplit essentiellement une fonction de classification des objets que la langue doit désigner. Ce classement de type binaire s’exprime dans toutes les langues en termes d’opposition.
Or parmi les oppositions utilisées pour la définition du genre grammatical, l’opposition masculin/féminin bien qu’elle ne soit pas universelle est très répandue dans les langues existantes. Elle est même souvent devenue, au cours de leur évolution, une opposition dominante. De la sorte, le masculin est devenu une catégorie universelle, un terme abstrait qui se confond avec la norme ; le terme premier, fondateur. Wallace Chafe (1970) écrit : « Un nom humain peut facultativement être spécifié comme féminin. En l’absence d’une telle spécification chaque terme de personne est « assumé » comme « naturellement » masculin » (Violi, 1987, p.29). Sans preuve contraire, l’être humain est donc de sexe masculin. La différence sera enregistrée comme l’absence du trait masculin, et plus précisément comme « non masculin ». De la négation du terme fondateur, le masculin, on obtient le féminin comme son opposé. Cela signifie que la symbolisation opérée par la langue au niveau grammatical exprime dans le cas du masculin et du féminin un investissement sémantique dérivant d’une opposition « naturelle » déjà symbolisée à partir de notre perception d’évènements sensoriels et de notre catégorisation qui, en retour, ont influencé notre vision du monde.
La langue n’est donc pas neutre, son organisation influence le système symbolique et cognitif des sujets parlants. Nous sommes ainsi amenés à constater que la catégorie grammaticale du genre se lie à l’opposition sémantique entre masculin et féminin ; et que cette opposition se rattache à son tour à la différence des sexes, à l’opposition homme/femme. Le langage, loin d’être un système purement abstrait est, dès sa structure grammaticale, sujet à des déterminations d’une autre nature, inscrivant en lui-même certaines dimensions essentielles de notre expérience, dont la différence sexuelle est sans doute la première.
Si l’existence du genre prouve que la différence sexuée est une catégorie qui fonde notre perception physique et qu’elle est présente dans l’articulation profonde du sens de la grammaire, la façon dont le genre s’exprime montre la réduction de l’un des deux termes qui la constituent. Pour les femmes, le langage représente donc une exclusion et une négation ; le lieu où la structure du masculin est ratifiée et inscrite. Voyons quelques expressions de cela : l’accord grammatical est conçu selon le principe de dominance et l’emporte sur le féminin. Même s’il n’y a qu’un homme dans cette salle, je devrai vous remercier d’être attentifs à mes propos. Le féminin, lui, ne peut exister que comme dérivé à partir de transformations morphologiques déterminées dont celle du « e » muet mis en fin de mot, comme dans : un écrivain, une écrivaine. La féminisation des mots demeure jusqu’à nos jours presque un tabou, et on pouvait lire récemment sous la plume d’un académicien qu’elle était « un péril pour la langue française ».
La structure dissymétrique entre masculin et féminin se retrouve à tous les niveaux de la structure linguistique incluant non seulement les dissymétries grammaticales mais aussi les dissymétries sémantiques. Ainsi, la féminisation des métiers s’accompagne généralement d’une connotation négative exprimée en termes de moindre compétence par rapport au terme masculin du même métier. C’est le cas par exemple dans un avion pour un commandant de bord / une commandante de bord (avec laquelle on hésiterait à voyager). La féminisation peut aussi changer le sens de l’espace sémantique comme dans le cas de :
– Une jardinière / un jardinier (que l’on n’imagine pas se consacrer à l’éducation des tous petits mais plutôt à la culture des légumes).
– Un cuisinier / une cuisinière (qu’on peut confondre avec un meuble de cuisine)
De plus, la féminisation du mot aboutit souvent à une connotation sexuelle : un chauffeur / une chauffeuse (dont le sens rejoint celui d’être une « allumeuse », c’est-à-dire qui provoque le désir de l’homme). En résumé, lorsqu’il s’exprime par l’intermédiaire de la grammaire, le féminin demeure cantonné à une place secondaire, muette, incapable ou excitante. De l’avis des linguistes, ces dissymétries ne sont jamais liées à quelques raisons structurales internes à l’organisation de la langue mais à d’autres dépendantes de facteurs extra-linguistiques. Nous tenterons à présent de voir lesquelles.
Certains linguistes du début du XXème siècle proposèrent quelques hypothèses. Ainsi, Antoine Meillet (1921) envisagea « la situation sociale respective de l’homme et de la femme à l’époque où se sont fixées ces formes grammaticales » (Violi, 1987, p. 31). Edward Sapir (1921) quant à lui proposa « qu’à un moment donné du passé, l’inconscient de la race humaine ait accompli un inventaire hâtif de l’expérience » et qu’elle « s’en soit remis à des classifications prématurées qui n’admettaient pas de correction et ait donc fait peser sur les héritiers de sa langue une science dans laquelle ces derniers ne croyaient plus et qu’ils n’avaient pas la force d’abattre » (Violi, 1987, p. 21). Mais une telle raison ne dit pas pourquoi les héritiers n’eurent pas le courage de l’abattre… L’Académie Française nous propose une explication encore plus archaïque mais peut-être bien la plus véridique : « Le masculin prévaut sur le féminin de par le fait que le mâle prévaut sur la femelle ». Celle-ci me semble la plus plausible pour la raison qu’Axel Kahn (2008) évoque lorsqu’il dit :
Pour rappel, Homo sapiens (l’homme) appartient au règne animal, embranchement des vertébrés classe des mammifères, famille des primates, genre Homo et espèce sapiens. C’est un être de nature, et il est important pour un évolutionniste de regarder ce qu’il en est des autres primates qui ne sont pas encore des Homo (Kahn, 2008, p. 93).
En effet, n’en déplaise à notre humanité, qui n’a pas toujours été parlante, nous sommes des mammifères dont le fonctionnement groupal est construit sur la relation dominant-dominé. Cette relation établit une hiérarchie des rôles à partir de l’appartenance instinctive à deux sous-groupes sexuellement différenciés au profit des mâles.
C’est toujours un mâle qui fonde le groupe, une fois arrivé à maturité sexuelle, en s’appropriant une (ou des) femelle(s), sexuellement soumises à lui, en vue de la reproduction de l’espèce. L’organisation du groupe est donc instinctivement construite sur la différence sexuelle et la primauté du mâle. Il est vrai que l’espèce humaine a commencé le récit de son histoire par le déni de ses origines animales comme l’exprime dans la Genèse, pour la mythologie judéo-chrétienne, la création d’Adam et Eve. Cependant, c’est bien Adam qui est créé le premier en tant qu’homme et Eve en second en tant que sa compagne. En cela le mythe respecte le groupe des origines animales. Il existe même un second déni dans ce récit, celui du corps féminin, seul apte à porter la vie en lui puisque c’est du corps de l’homme qu’est tirée Eve. La datation de ce récit (entre 800 et 700 av. J.-C., ce qui correspond à l’exil des juifs à Babylone) ne laisse pourtant aucun doute sur le fait que l’être humain savait déjà qu’il ne pouvait naître que du corps d’une femme.
Si l’on peut comprendre l’intérêt et l’efficacité d’un tel mythe pour le groupe humain, comme expression d’un questionnement identitaire à un certain moment de son histoire d’espèce devenue consciente de ses acquis qui l’amènent à se reconnaître complètement différente des autres, on ne peut pas scientifiquement effacer les sept millions d’années d’évolution buissonnante depuis notre séparation d’avec nos cousins les grands singes, ni les deux millions d’années qu’il a fallu avant que notre espèce soit la seule à développer un langage articulé. Je citerai Pascal Picq (2019) qui sur ce sujet écrit :
À croire que depuis la séparation de nos lignées respectives, il y a 7 à 5 millions d’années, les chimpanzés n’ont plus rien à voir avec notre évolution et, a fortiori, les autres animaux. En fait nous partageons des origines communes qui ne sont pas encore complètement reconstituées et fondamentales pour comprendre ce que nous sommes (Picq, 2019, p. 10).
Un long temps pendant lequel se sont succédés tous les évènements de la vie, leur observation, et quelques déductions primaires aussi à leur sujet. Et puis le langage articulé est survenu avec Sapiens, voilà une cinquantaine de milliers d’années. Son contenu s’est construit sur ce qui existait déjà ; mais l’éclosion en parallèle d’une pensée réflexive, dotée de la structure prédictive et de la relation de récursivité a donné à notre espèce la capacité d’échanger plus efficacement à propos d’observations et des notions complexes que sont l’espace, le temps, les causes, les buts… Ceci a augmenté l’aptitude à la survie du groupe d’avant le langage articulé, et rendu possible le maintien des relations entre les individus qui le composent. Cet ensemble de transformations a permis à notre espèce d’évoluer vers des structures permanentes dont la survie a été assurée par la transmission de connaissances, de modes d’action et de rôles que le groupe d’avant le langage avait jusqu’à un certain point déjà expérimentés, mais sans possibilité de les prolonger dans le temps et l’espace sous forme d’informations transportables comme la langue est parvenue à le faire.
La structure groupale pré-langagière ayant fait ses preuves, elle a servi de modèle ; et ce sont ses caractéristiques que la langue a consignées et ratifiées du côté des acteurs sociaux dont le statut était déjà dominant. Je citerai à ce sujet Françoise Héritier (1966) :
Il ne faut pas oublier que, des temps primitifs jusqu’à nos jours, il y a toujours eu des acteurs sociaux, même si nous avons du mal à décrypter leur rôle et les effets de ces rôles sur les représentations fondamentales des catégories ancrées dans le corps (Héritier, 1996, p. 27).
Ces catégories sont donc ancrées simultanément dans la structure groupale et le corps du sujet de telle sorte que, comme le dit Edward Sapir, lorsqu’un inventaire hâtif de l’expérience fut réalisé, il le fut en référence aux deux catégories préexistantes de par l’instinct et ce à partir des différences inscrites dans le corps. La première différence est la différence sexuée, avec des composantes anatomiques et physiologiques qui ont pu être inscrites selon, cette fois, l’identique et le différent du point de vue du sujet parlant et de son rapport à l’autre. Maurice Godelier (1996) dit :
Dans toute culture le corps est appelé à témoigner non seulement de cette culture mais surtout à témoigner pour ou contre l’ordre qui règne dans le groupe et cet ordre concerne en premier les sexes selon le fondement du groupe des origines animales (Godelier, 1996, p. 52).
C’est en fonction de ce « roc d’origine » comme l’appelle Sigmund Freud (1937) que le féminin a été confirmé dans sa place de second à partir d’une construction langagière alliant des caractéristiques physiques à la valeur du sujet où la dénégation va jouer un rôle majeur ; et je prendrai pour cela trois exemples.
Le premier concerne la classification en fonction des organes génitaux. L’observation permet de constater un sexe visible du côté des hommes et sexe visible égale catégorie des dominants. Le sexe de la femme n’est pas visible mais il n’est pas non plus inexistant pour autant. Par effet de dénégation cela va devenir : sexe invisible => pas de sexe => catégorie des dominées. Ceci rejoint la décision grammaticale selon laquelle la différence est enregistrée comme l’absence du trait masculin, et plus précisément comme « non masculin ».
Le deuxième exemple concerne la classification en fonction du sang. Il illustre une catégorisation physique avec adjonction d’une catégorisation morale sur le modèle de la structure groupale pré-langagière. Une première étape, issue d’observations, aboutit à affirmer qu’un corps vivant est chaud et humide en raison du sang qu’il contient, alors qu’un corps mort est froid et sec parce qu’il n’a plus de sang. Que deviennent ces observations pour classer hommes et femmes en fonction du sang ? Les femmes, corps vivants, sont chaudes et humides du fait qu’elles ont du sang. Mais leur sang coule régulièrement malgré elles sans qu’elles ne puissent l’arrêter. Elles deviennent alors froides comme un corps mort qui a perdu son sang. Les hommes, eux, restent toujours chauds et humides car ils ne perdent pas leur sang, sauf de leur propre volonté (à la guerre ou lors d’un combat par exemple). En conséquence, les femmes ont moins de volonté que les hommes ; elles appartiennent à une catégorie de moindre valeur, celle des dominées.
Un dernier exemple nous est donné par Aristote (324-322 av. JC) lorsqu’il démontre que le rapport hiérarchique homme/femme trouve son origine dans une différence naturelle et biologique qui concerne la qualité de leur sang. Parce que l’homme est toujours chaud grâce à sa volonté qui contrôle son sang, il parvient à le transformer en sperme. Or la femme qui perd son sang régulièrement sans pouvoir le contrôler n’est pas suffisamment chaude pour aboutir à ce résultat, et elle ne parvient qu’à le transformer en lait. En conséquence, cela prouve que la perfection et la pureté caractérise l’homme, alors que la femme représente l’imperfection et l’impureté. C’est ainsi que des ensembles de réduction symbolique construits par l’intermédiaire de la langue et transformés en discours de groupe ont fixé l’ordre sexué au profit des hommes qui, en tant que mâles, avaient déjà le pouvoir dans la structure groupale des origines.
Arrivée à ce point de mon exposé, il me reste à évoquer les deux autres éléments en interaction avec le groupe : le sexe de la femme et sa fonction reproductrice. Bien avant la régulation grammaticale, il y a quelques trente mille ans, des grottes ont abrité les premières représentations du corps de la femme, tantôt gravées sur leurs parois tantôt sculptées pour former de petites statuettes souvent sans tête ni membres mais avec un orifice vulvaire disproportionné et mis en relief, ainsi que des fesses et des seins volumineux.
Jusqu’à ce jour, aucun sens univoque n’a été donné à ces représentations partielles du corps féminin si ce n’est qu’elles expriment un intérêt sexuel pour des parties dont on sait qu’elles sont des déclencheurs d’excitation. L’intérêt accordé plus particulièrement à l’orifice vulvaire pourrait renvoyer au mystère de l’intérieur féminin creux comme celui de la grotte, source de plaisir intense et lieu d’où pouvait sortir un petit humain sans en comprendre la raison, faute de connaissances suffisantes pour faire le lien entre rapport sexuel et reproduction. Fait étrange, toutes ces grottes préhistoriques ont une ouverture de forme triangulaire semblable à la vulve du corps de la femme.
Simple coïncidence ou rapprochement imaginaire entre la femme et la grotte qui les ont fait choisir comme lieu initiatique ? Toutes deux trouées, elles donnent accès à un intérieur creux, obscur, mystérieux et protecteur où se nouaient le sexe et la vie inexplicablement, si ce n’est de par leur ressemblance. Depuis cette période archaïque, le féminin est situé à l’intérieur d’un ensemble de champs sémantiques renvoyant à la nature : la terre reproductrice par excellence, mais aussi le soleil, source perpétuelle de vie dont le genre sera d’abord féminin, ou encore l’eau sous sa forme impétueuse.
Patricia Violi (1987) note qu’en babylonais, le mot pû indiquait aussi bien la source d’un fleuve que le vagin. De même, les sumériens utilisaient le mot buru pour désigner eux aussi fleuve et vagin. Selon Wensinck (1927), la langue aurait traversé un stade archaïque dans lequel le féminin était associé à l’idée de force et de pouvoir, et il prédominait en genre dans une relation directe avec le secret et l’intensif (Violi, p. 28). Marina Yaguello (1979) quant à elle ajoute à ce premier champ le champ animal, que l’on retrouve avec les dénominations de « lionne », de « gazelle » ou de « cougar » sous une forme plus moderne, mais aussi le champ alimentaire avec des expressions relevant du sexuel comme « être bonne » ou encore « passer à la casserole ». On peut enfin y ajouter enfin celui des objets utilitaires dont la caractéristique est d’être des contenants dotés d’une connotation négative comme par exemple « être une cruche », « une gourde », « une potiche »…
Le mystérieux pouvoir de la femme lui permettant de reproduire la vie l’exposait en même temps aux dangers de la naissance qui, jusqu’à un passé récent, n’avait jamais été une aventure gagnée d’avance. Combien de ratages mortels, avant, pendant ou après l’accouchement ? Combien de cris, de sang, d’issues fatales pour elle comme pour l’enfant ont été autant de menaces pour le groupe dont la survie dépendait d’elle et de son choix, supposé, de faire ou pas des dominants plutôt que des dominées, des garçons plutôt que des filles ?
On retrouve dans de nombreux récits l’idée de la dangerosité de la femme, capable de dévorer le sexe de l’homme comme dans le mythe du vagin denté, qui peut aussi garder l’enfant prisonnier en son sein telle Gaïa, ou encore capable de dévorer ses propres enfants comme Lilith. Tout cela est à prendre bien sûr comme représentations mentales d’évènements incompréhensibles pour une conscience en manque de connaissances mais prompte à « broder » autour de ce corps aussi attrayant par ses caractères sexuels qu’inquiétant par ses pouvoirs mystérieux, aussi proche de la vie que de la mort.
Avec la sédentarisation, vers douze mille ans avant notre présent, « l’invention de l’agriculture et de la domestication des animaux vont rapidement forger d’autres types de relations et de représentation dont les cultures actuelles portent encore la trace » (Picq, 2019). En effet, grâce aux observations provoquées par le parcage des animaux domestiqués, les hommes vont prendre conscience du rôle du sperme des mâles dans la fécondation lors du rapport sexuel, et donc de leur propre rôle dans la venue de leur progéniture humaine. Avec cette prise de conscience et ce nouveau niveau de connaissance, la femme, créature mystérieuse et puissante, devient le réceptacle de ce que l’homme met en elle… C’est le début de sa propre domestication en tant que propriété relevant de la terre et du pouvoir de l’homme. En devenant propriétaire de la terre au sein du groupe sédentarisé en voie d’organiser et de régler les rôles et les statuts à l’intérieur du groupe, l’homme a eu besoin de s’approprier ce qui lui permettait de la conserver : la femme et les enfants. La femme pour produire des enfants et reproduire les cycles de la vie ; les enfants pour produire du travail et reproduire les cycles de la terre. Dans le discours figuratif groupal, c’est à cette époque qu’apparaît le couple homme/femme et le couple mère/enfant. Les conséquences de ceci sur les représentations du Féminin ont été radicales et définitives ; elles persistent encore de nos jours. De nombreux mythes le disent clairement dans tous les groupes répartis sur la terre. Je m’arrêterai sur cinq conséquences :
1) La femme, qui avait été la grotte, origine du mystère de la vie, n’est plus que le réceptacle du sperme avec lequel l’homme fertilise la terre entière de son sexe érigé en phallus.
2) Tous les mythes sur les origines donnent désormais un époux à la femme (sauf pour les premières générations qui continuent de sortir de la fente et de la matrice).
3) Le mystère de la naissance étant éclairci par l’homme, celui-ci devient le représentant de la connaissance, de la lumière et du ciel ; alors que la femme reste fixée au sol, comme représentante de l’ignorance.
4) La femme a trop longtemps trompé l’homme sur la vérité de ses pouvoirs ; en fait elle ne sait rien. Elle devient donc représentante de l’ignorance et de la tromperie. À ce titre, elle doit être punie en n’ayant plus accès aux pouvoirs autrefois détenus par elle et qui seront désormais réservés aux hommes.
5) La langue s’emploie à la rendre définitivement inférieure par des ensembles de réduction symbolique au profit du masculin. Son corps constitue désormais la base métaphorique et la source des injures et des outrages comme kiss emak ou pute (terme qui reprend le pû babylonais signifiant vagin).
Dans les injures en arabe se trouvent associées les organes génitaux et la fonction reproductrice dans une sorte de malédiction délivrée par la femme-mère qui apporte avec elle la vie et ses souffrances dont on la charge en priorité de s’occuper. Désormais rendue responsable des aléas de la vie, selon les mécanismes de défense du clivage et de la projection, elle est soumise plus que l’homme à tout interdit de transgression, autant d’ordre sexuel que parental.
Quand, le combat des femmes pour l’égalité se transformera-t-il de part et d’autre en acceptation de l’équité ?
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