Introduction
Je commencerai mon intervention par un conte que j’ai choisi de vous raconter :
Il était une fois une ville que nous allons nommer Appexville, occupée depuis de longues années, par une guerrière envahisseuse, Matrix, qui exerçait sa domination sur ce lieu qu’elle dirigeait d’une main de fer. Nul ne lui contestait son autorité et on lui obéissait au doigt et à l’oeil. Le seul personnage pouvant lui disputer le territoire, Patrix, était, à cette période-là, tout petit, ramassé sur lui-même, continuellement endormi, apathique, tassé dans un petit coin de la ville ; et nous supposons que c’est elle, Matrix la géante, qui lui avait administré quelque drogue ou potion magique pour l’assommer.
La domination de Matrix dura ainsi de très longues années …
La suite vous sera contée progressivement !
Mais qu’est-ce qu’Appexville ? Quel est ce lieu et qui sont ces personnages dont on parle ?
Je vais tout vous révéler : Appexville désigne en fait l’appareil psychique, l’espace psychique de Mariam dont nous allons faire connaissance en long et en large durant ce moment que nous allons passer ensemble. Et cet espace psychique sera témoin d’une guerre terrible entre Matrix et Patrix, à savoir les représentations psychiques maternelle et paternelle de Mariam.
Mais qu’est-ce qu’une représentation psychique? Laplanche et Pontalis1 la définissent comme étant » ce que l’on se représente, ce qui forme le contenu concret d’un acte de pensée et en particulier la reproduction d’une perception antérieure « . Ils soulignent que » la représentation est nettement distinguée de la trace mnésique, elle réinvestit, ravive celle-ci, qui n’est en elle-même rien d’autre que l’inscription de l’événement ».
Selon Freud2, « la représentation de choses consiste en un investissement, sinon d’images mnésiques directes de la chose, du moins en celui de traces mnésiques plus éloignées, dérivées de celles-ci ».
J’attire ainsi votre attention sur le fait qu’Appexville n’est donc pas une ville réelle, les personnages non plus ; c’est-à-dire qu’on ne parle pas des parents dans leur réalité objective, cela va de soi, mais de la représentation des figures parentales au sein de l’appareil psychique de Mariam, de la manière dont elle-même se représente tant son père que sa mère.
Et c’est de l’évolution de ces représentations dont il sera question tout au long de cet exposé. Le moment est venu maintenant de vous présenter Mariam (c’est évidemment un prénom fictif, mais qui n’a quand même pas été choisi au hasard, comme vous le comprendrez au fur et à mesure de mon exposé).
Quand elle vient me voir, Mariam est alors âgée d’une trentaine d’années, mariée, mère de deux petites filles âgées l’une de quatre ans et l’autre de quatre mois. Elle a de bonnes relations, » cordiales « , avec son mari qu’elle n’a pas épousé par passion mais pour des raisons… » raisonnables ». A cette période-là, elle ne vivait pas avec lui, sous le même toit, mais avec sa mère, qui habite l’appartement en-dessous du leur, pour des raisons » pratiques » me dira-t-elle, puisqu’elles élèvent ensemble, toutes les deux, les filles de Mariam. Pour tous ceux qui pensent que le matriarcat est révolu, Jacques André répond qu’il est « moins inexistant que potentiellement toujours menaçant »3.
Mariam a été elle-même élevée par sa mère seule, son père est décédé lorsqu’elle n’avait que 9 ans. Elle est l’aînée de sa fratrie composée d’une soeur et d’un frère plus jeune ; elle me dit d’ailleurs qu’elle les a elle-même élevés ?avec sa mère. Elle reproduit ainsi aujourd’hui avec ses enfants, le même schéma que celui qu’elles avaient adopté, elle et sa mère, avec son frère et sa soeur.
Bref, quand Mariam vient me voir, elle consulte pour idées obsédantes concernant la religion, la sexualité et la mort, pensées qui s’imposent brusquement à elle, de manière brutale et anarchique, sans trop savoir quand, ni comment, ni pourquoi, me dit-elle et ce, depuis la mort de son père, et plus particulièrement depuis la naissance de sa fille cadette, âgée de quatre mois. C’est-à-dire qu’en priant, elle imagine des scènes sexuelles mettant en scène la Vierge, les Saints etc. Et pour ce
qui est des fantasmes de mort et de violence, elle voit des enfants ensanglantés, qu’on assassine, qu’on agresse physiquement etc.
Mis à part ces pensées, Mariam souffre aussi d’une phobie d’impulsion, c’est-à-dire d’une peur panique de pouvoir tuer elle-même ses filles, surtout la plus jeune, en la jetant du balcon ou en la poignardant.
La vie de Mariam a été jalonnée d’événements pour le moins douloureux :
1. A l’âge de quelques mois, elle connaît un premier traumatisme: l’immeuble dans lequel elle habite avec ses parents s’effondre à la suite de bombardements ; ses parents ont été les seuls locataires ayant refusé de quitter leur maison et donc présents au moment du drame. Personne n’a été physiquement touché mais elle-même réagit psychosomatiquement en » perdant tout son sang « , me dira-telle. Elle a été hospitalisée durant plusieurs jours.
2. A l’âge de 5 ans, son jeune frère alors âgé de 4 ans, fait une chute dans la cage d’escaliers de l’immeuble, d’une hauteur de six étages, mais s’en sortira indemne. Mariam vécut ceci de manière atroce et n’a pu aborder le sujet et son sentiment de culpabilité avant la fin de la deuxième année de son analyse.
3. A l’âge de 9 ans, elle perd son père décédé d’un infarctus ; c’est elle qui le verra en premier, étendu par terre dans son magasin et qui appellera sa mère. Elle dit n’avoir rien éprouvé lors de son décès et ne se souvenir de rien : c’est le blanc total.
Après sa mort, le père ne sera presque jamais évoqué par la mère, ni par les enfants, sauf à quelques reprises et pour en parler en termes assez péjoratifs : il est celui qui faisait souffrir la mère par son avarice ou sa jalousie exagérée. Mariam me dira par la suite que sa mère en enlaidissant l’image paternelle, les empêcha non seulement de parler de lui mais même de penser à lui : leur relation à lui était barrée par Matrix la guerrière !
En préparant mon intervention et en pensant à la manière dont j’allais pouvoir aujourd’hui vous parler de la cure de Mariam, je me la suis tout de suite imaginée en trois grands moments clés.
1. La mère toute-puissante occupe la quasi-totalité de l’appareil psychique de Mariam.
La première tranche temporelle est celle où Matrix règne sans partage sur Appexville et y exerce pleinement sa domination. A cette période, nul signe de rébellion n’est relevé dans la ville ; Patrix est toujours comateux et le plus grand danger réside dans le fait que, comme dans tout régime totalitaire, les citoyens ne réalisent même
plus l’absence de liberté et le bâillonnement dont ils sont victimes.
Lorsque Mariam vient me voir pour la première fois et que je lui demande de me parler d’elle, de se raconter, elle me dira qu’elle a toujours été très « comme il faut », conformiste, sage, polie, racontant « tout » à sa mère pour s’assurer qu’elle n’a rien fait de mal. Très croyante, elle pratique sa foi sans failles. Elle m’amène à cet instant à réaliser à quel point elle porte bien son nom, Mariam, ou plutôt à quel point son prénom l’a prédestinée, puisqu’elle s’identifie incontestablement à la Vierge Marie, tout bonne, idéale, parfaite et apulsionnelle.
En ce qui concerne sa relation à sa mère, elle me dira qu’elles ont toujours été très proches et qualifie leur relation de fusionnelle. Depuis petite et même jusqu’aux premiers mois de son analyse, elle éprouvait le besoin de tout lui raconter.
Au cours de cette première période de la cure de Mariam, elle décrit sa mère comme parfaite, exemplaire, leur ayant donné toute l’affection, le soutien et l’attention dont ils avaient besoin. Elle ajoute qu’elle a merveilleusement comblé le vide qu’aurait pu laisser l’absence de père. Au cours de sa première année d’analyse, elle ne pourra rien dire de lui, ne se rappelant d’aucun souvenir de lui, ou même d’elle avant sa mort.
Et c’est durant cette première phase que les ravages effectués par Matrix sont les plus flagrants dans le sens où l’appareil psychique de Mariam est totalement sous l’emprise de ce personnage imposant, de cette représentation maternelle qui bouffe tout l’espace psychique.
La forme et la durée même des séances dit bien le trouble de Mariam : elle avait du mal à tolérer ses pensées en séances, les fuyait et se fuyait elle-même, mettait fin à la séance au bout de trente minutes au grand maximum et se levait d’un bond, comme prête à exploser si elle continuait une seconde de plus.
Elle attribuait la survenue de ses pensées à un sort qui lui avait été jeté par la femme de ménage qui l’assistait dans les tâches ménagères et consultait des prêtres exorcistes pour la sauver de ses démons. Mais que représente cette jeune fille sinon une projection de Matrix qui contrôle l’espace psychique de Mariam et la manipule en lui disant exactement que penser, d’où les idées obsédantes et la phobie d’impulsion ?
C’est grâce à ce qui se trouvera mobilisé dans la relation transféro-contre-transférentielle qu’une ébauche de représentation paternelle verra le jour et pourra désormais s’interposer face à Matrix à Appexville.
Un jour, au bout de trois mois d’analyse, Mariam arrive à sa séance en me tendant un paquet et me demande de l’ouvrir. Je lui explique que je ne peux accepter de cadeaux, mais qu’elle essaie quand même de me dire ce qui l’a poussée à me l’offrir. Et là, elle explose et s’emporte contre moi, la seule personne dit-elle qui se soit jamais interposée entre elle et ses désirs et qui ait pu lui interdire quoi que ce soit….
Petite parenthèse ou anecdote : le cadeau de Mariam (qu’elle finit par déballer elle-même, comme pour me tenter) était en fait un pyjama bleu! ….une façon de me proposer de » porter la culotte « . Sans le comprendre intellectuellement sur le coup, je venais de lui signifier, contrairement à sa mère, que, non, je ne porterais pas la culotte, et restituais ainsi la place du père à Appexville.
Par mon refus et par la référence à la loi, à savoir la loi du père (« non, je ne peux accepter de cadeau ! »), je lui offrais un cadre non seulement contenant, mais fixe et ferme, de l’ordre du paternel : je venais en fait de libérer Patrix de son apathie et lui permettais enfin d’affronter Matrix la toute-puissante !
2. Guerre entre les représentations parentales au sein de l’appareil psychique de Mariam (désidéalisation de la mère et émergence d’une ébauche de représentation paternelle)
Patrix s’éveille, prend conscience du danger dû à la domination de Matrix et lui déclare la guerre en vue d’une certaine liberté à Appexville.
A partir de cette période-là, quelques mois après le début de sa cure, Mariam put enfin accéder à la capacité de penser, de se représenter, de fantasmer -activités relevant du préconscient -et dont elle était jusque là incapable vu les défaillances de la tiercéité.
Pour Jacques André, le fantasme de retour au ventre maternel qui transparaît notamment dans les fantasmes d’indifférenciation, de confusion, dans ce doublet mère/fille est responsable de mort psychique chez le sujet. Il dit: « Les retrouvailles avec les origines de la vie se payent de la mort psychique. Le chemin est court qui mène du ventre à la tombe »4.
C’est cette forme de mort psychique qui guettait Mariam du fait de sa fusion-confusion avec sa mère régnant sans partage sur son appareil psychique.
Or, à partir de là, les nouveaux enjeux transférentiels ont permis l’éclosion d’une ébauche de représentation paternelle ; Mariam s’est aventurée à pouvoir penser à la relation entre les pensées sexuelles et religieuses.
Et elle s’est souvenue que l’infiltration des pensées et des sensations sexuelles pendant la prière a commencé à l’âge de 9 ans, à la mort de son père. Et notamment lorsque le neveu du père, soupçonné par Mariam d’entretenir une liaison avec sa mère, passait la soirée avec celle-ci, à la maison, pendant que les enfants étaient au lit et….priaient. Est-ce qu’inconsciemment, ce n’était pas une manière de faire intervenir le père, de le rendre présent en son absence, à travers ces pensées ??
Lorsque je lui demande d’associer, de dire à quoi la renvoie le neveu en question, elle me dit que c’est le parent du père et qu’il est de rite protestant, qu’il pense donc que » la Vierge est une femme comme les autres « …. Ainsi, la désidéalisation et la désacralisation de la mère, impensables à la période des faits, étaient en fait inconsciemment perçues comme telles grâce au substitut paternel, à savoir le neveu du père, capable déjà de s’interposer fantasmatiquement entre Mariam et la représentation maternelle terrifiante, à savoir Matrix.
A cette même période de désidéalisation de la mère, la distanciation d’elle -distanciation fantasmatique mais aussi géographique- a pu se faire : elle est montée habiter chez elle avec son mari et ses enfants et donc assumer son rôle d’épouse et de mère ; elle n’était plus uniquement la fille de sa mère, mais l’épouse de son mari et la mère de ses enfants.
Or, sa culpabilité était lourde à porter : ressentir de l’amour pour ses filles et pouvoir s’occuper d’elles équivalait à prendre la place de sa mère et à la supplanter en quelque sorte. Dans l’un de ses rêves, elle voit sa mère l’empêcher d’entrer à la cuisine ; quoi de plus parlant pour évoquer sa difficulté et sa culpabilité à accéder à la dimension féminine et surtout maternelle ?
De plus, la désidéalisation de la mère, sa castration fantasmatique a coïncidé, dans la réalité, avec une intervention chirurgicale que celle-ci dut subir et que Mariam vécut comme une castration réelle dont elle serait elle-même à l’origine.
La destitution de Matrix de ses pleins pouvoirs ne s’est pas faite aisément, loin de là…. Mariam en a payé le prix de son corps propre….
Après une absence de vingt jours, Mariam arrive un jour à sa séance toute bouleversée et m’apprend qu’en prenant son bain, elle a détecté une boule au sein et qu’après avoir consulté et effectué des investigations, son gynécologue a déclaré qu’elle avait développé une tumeur, bénigne, quoique certaines des cellules relevées pourraient évoluer en cellules cancéreuses. Quelques jours plus tard, elle attrapait un virus qui l’obligeait à garder le lit durant vingt jours….
Ce n’est que très progressivement, au cours des séances qui suivirent, que Mariam put prendre conscience du processus d’auto-destruction qui était enclenché et qu’elle put par la suite verbaliser en disant qu’une partie d’elle-même voulait souffrir, comme la Vierge, en réaction à la désacralisation de la mère. La nature même des troubles n’est pas à négliger puisqu’elle a été touchée dans sa féminité même. Or, Joyce Mc Dougall dit bien que « l’on ne décharge dans l’action que lorsque la surcharge affective et la douleur mentale dépassent la capacité d’absorption des défenses habituelles »5
Je rapporterai deux éléments de rêves qui témoignent de ce que Mariam a vécu à cette période-là, période où elle détrône sa mère :
- Dans le premier, elle rêve qu’une fille qu’elle connaît bien et qu’elle décrit comme étant très dépendante de sa mère, est décédée. Puis, elle voit dans son rêve la mère qui se balade normalement, comme si de rien n’était. Elle raconte cela en étant elle-même très choquée
- Et là, le renversement des personnages est évident : c’est elle-même qui se sent en fait bien après, ou grâce, à la mort symbolique de la mère, déchue de son piédestal… comme libérée de cette trop grande dépendance.
- Dans le second, elle essaie de faire un certificat de naissance, mais c’est très difficile vu le désordre et la saleté qui règnent, mais finalement elle y arrive.
Ce que j’interprète, à la lumière de ses associations, en soulignant que c’est comme si elle arrivait enfin à renouer avec l’héritage et tout l’apport paternel qui lui a été longtemps et implicitement interdit.
La forme même des pensées obsédantes est modifiée : elles ne s’imposent plus à elle mais c’est de son plein gré qu’elle les fait venir ; il y va de sa propre implication. Désormais, c’est elle qui se permet d’appeler le Père. D’ailleurs, elle n’a plus peur de ces pensées, ne les refuse plus comme avant et leur accorde une place dans sa vie psychique.
Comme si ses pensées étaient une manière à elle de faire intervenir et de rendre présent son père -et là, je pense au fort-da, ou plutôt à une forme inversée du fort-da qui serait une manière de se représenter non pas l’absence mais surtout la présence du père, de le faire disparaître puis revenir à travers ses pensées. Et là, une certaine représentation paternelle peut enfin prendre naissance et se faire une place dans son système psychique, quoiqu’elle doive toutefois subir une déformation, et faire irruption sous une forme encore irréelle, impersonnelle, inhumaine idéique en quelque sorte. Mais c’est quand même une ébauche de représentation, une ébauche à un stade foetal, soit, mais une représentation quand même !
A cette même période, apparaissent dans ses prières de nombreux éléments masculins : elle adresse ses prières à des saints et non plus seulement à la Vierge comme c’était le cas jusqu’à présent.
Les éléments masculins se font aussi plus nombreux dans ses rêves :
Dans l’un deux, elle voit ses affaires intimes sur le rebord de la fenêtre de la salle de bain de l’école, avec son nom dessus. Elle est avec sa fille cadette et demande au directeur la permission de les prendre. Il accepte et porte même la petite fille qui pleure pour la calmer.
L’intervention du père est claire, la voie est défrichée, plus libre pour lui permettre de jouer son rôle. Et là, c’est comme s’il aidait Mariam à accéder à sa féminité, à son identité de femme, de mère, mais aussi à son identité tout court. Elle peut enfin porter pleinement son nom.
Patrix est bel et bien réveillé, il affronte Matrix, s’affirme et prend de plus en plus de place à Appexville. Sa conquête se fait d’ailleurs assez bruyamment, en force.
Durant la deuxième année de sa cure, Mariam rapporte que les pensées viennent désormais sous forme de voix qu’elle entend et dont la nature a changé : elle est plus puissante, plus claire, moins jeune. Avant, les pensées, sous forme de petite voix, lui disaient « ça va aller, n’aie pas peur » ; maintenant, la voix est plus violente et tonne : « tu peux être agressive et violente si tu sens que tu dois le faire ».
Cette voix puissante avec laquelle elle communique m’inquiète dans un premier temps, puis je finis bien par entendre ce que Mariam me dit à travers cette histoire de voix : la représentation paternelle lui a été jusque-là implicitement interdite. Le seul moyen qu’elle trouva pour rendre présent son père fut grâce à ses pensées qui ne sont que des « couvertures » (ghata) pour l’évoquer, le rendre présent. A travers ces voix, c’est bien son père qui lui parle et dont elle arrive enfin à entendre la voix, jusque-là recouverte par celle de sa mère qui annule et élimine toute expression pulsionnelle chez sa fille (ce n’est rien, non, tu ne vas rien faire de « mauvais » ; à entendre par « mauvais » toute pulsion sexuelle ou violente).
A cette période donc, le père symbolique, en prenant plus de place dans sa vie psychique, lui permet enfin une expression pulsionnelle jusque-là interdite par sa mère : il est là pour la défendre et contenir un éventuel débordement pulsionnel.
3. Les retrouvailles avec le père. La représentation paternelle est bien campée dans l’appareil psychique de Marie, elle a désormais sa place.
La troisième partie de la cure de Mariam se caractérise par les retrouvailles avec ce père si longtemps perdu.
Patrix fait un coup d’état à Appexville et renverse Matrix. Il ne la chasse tout de même pas hors des murs de la ville mais ils partagent le territoire ; désormais le sien est bien délimité et il y règne de manière juste et équitable.
La représentation paternelle est désormais assez forte et bien campée dans l’appareil psychique de Mariam pour lui permettre d’ouvrir la porte à ses affects et ses pulsions jusque-là enfouies, interdites parce qu’effrayantes. Elle se sent plus apaisée et confiante, moins angoissée, comme » avant mes 9 ans » me dit-elle ; mais a peur d’un drame qui pourrait à nouveau venir la frapper de plein fouet, comme la mort de son père.
Elle se pose des questions à propos de l’origine et de la cause de ces pensées : d’où viennent-elles ? sont-elles d’essence psychique ou religieuse ? Personnellement, je me suis toujours efforcée de ne pas entraver sa démarche, de ne pas me mettre en travers de sa quête d’une quelconque causalité religieuse à ses troubles ; à noter que c’est auprès de prêtres qu’elle allait chercher un certain nombre de réponses. Et là, elle ressentait bien que l’accès à la représentation paternelle -sous les traits des hommes de religion- n’était pas barré. J’interprétais l’importance pour elle d’avoir simultanément l’éclairage de ces deux dimensions pour comprendre ce qu’elle vit, donc ce qu’elle est, à savoir son identité qui découle finalement de l’union d’un père et d’une mère, fantasmatiquement représentés par le prêtre et moi-même, à cette période, dans le transfert.
Elle me répétait l’importance d’avoir les deux éclairages en complémentarité, ce qui renvoyait évidemment à ce couple parental enfin soudé, où l’un ne met pas nécessairement en danger la présence de l’autre. D’ailleurs, elle avait toujours tendance à me demander implicitement l’autorisation d’aller du côté du père, ce que j’ai toujours veillé à faire, indépendamment de mes propres convictions ?bien consciente de la nature psychique de ses troubles. Je lui signifiai par là que, non, elle n’a pas à choisir son clan et que je comprends bien l’importance pour elle de nous avoir tous les deux.
A cette même période, elle rêve du Liban et de la Syrie (pays d’origine de la mère) et me dit « khay, comme si, pour la première fois, ils sont réunis, les deux pays sont amis ! ».
Autre changement : elle ose enfin penser ! elle ose accueillir toutes ces pensées effrayantes, dérangeantes qui lui faisaient peur et auxquelles elle interdisait l’accès à Appexville. A présent, elle leur ouvre la porte, les accueille, grâce à la présence de Patrix qui veille sur elle.
Elle ose ainsi aborder le thème de la rivalité fraternelle jusque-là tabou (elle a toujours dû être la soeur idéale, qui aime son frère et sa soeur, qui leur est dévouée etc). A cette période, elle entreprend de faire le lien entre la naissance de sa fille cadette ? le déclenchement des pensées de violence? et celle de son frère ? cette rivalité si longtemps enfouie. A noter que les deux occupent la même place dans la fratrie.
Elle revient sur l’accident de son frère, tombé des escaliers à l’âge d’un an et sur sa culpabilité à l’idée de sa propre implication dans cet accident. Sa mère avait promis d’acheter un jouet à son frère et pas à elle, quelques instants avant qu’il ne tombe. D’où son éventuelle jalousie qui a pu la pousser à le bousculer dans les escaliers ? Ce frère né un an jour pour jour après elle, qui lui a dérobé l’amour et l’attention de ses parents jusque-là exclusivement dévoués à elle. Elle répétait sans cesse: » Ma mère m’a quittée à mon anniversaire pour aller accoucher de lui ». Or, ce sentiment d’exclusion, estimé par sa mère indigne d’elle, elle ne s’est jamais permise de l’exprimer voire même de le ressentir. Tout comme l’ensemble des motions pulsionnelles baillônnées jusque-là.
Je conclurai, en ce qui concerne cette partie, par deux rêves, survenus vers la fin de sa cure:
- Dans le premier, son oncle vivant à l’étranger doit rentrer au Liban mais il tarde beaucoup et on s’inquiète pour lui. Puis, il arrive enfin mais c’est comme si elle le voyait différent, sous d’autres traits et elle me dit : « c’est lui, c’est quelqu’un que j’ai toujours connu, qui a disparu durant quelques temps et qui réapparaît maintenant ».
- Dans le deuxième, elle est dans la maison de son grand-père maternel ; toute la famille est au salon mais elle-même se voit à la salle de bain en train de vendre des chaussures. Elle veut sortir et les prendre avec elle mais sent qu' »ils » ne veulent probablement pas. Elle finit par sortir…
Les retrouvailles avec ce père réapparu après une période d’absence, ont permis à Mariam de se réconcilier avec cette partie d’elle-même jugée « mauvaise » par sa mère, à savoir toute la dimension pulsionnelle jusque-là refoulée, représentée par les chaussures, ces choses sales et souillées, pour ne laisser exprimer que la dimension surmoique, apulsionnelle.
Pour des raisons familiales, Mariam dut quitter le pays et donc interrompre son analyse. Pourtant, j’estime que celle-ci touchait d’ailleurs à sa fin. Sa relation à son mari était réellement améliorée ; pour la première fois, elle ressentait un certain élan affectif et sexuel envers lui. D’ailleurs, c’est pour lui et avec lui qu’elle a dû voyager et quitter le pays. Avec ses enfants, elle était moins angoissée et se laissait aller plus librement à ressentir envers eux de l’affection, mais aussi quelquefois, une certaine agressivité qui lui faisait à présent moins peur.
Sa relation à sa mère, moins fusionnelle, était nettement plus épanouissante pour elle : en se distanciant d’elle (fantasmatiquement et géographiquement), elles étaient toutes deux parvenues à s’apprécier et se respecter davantage.
Au début de son analyse, Mariam avait l’habitude de me téléphoner très fréquemment pour que je la rassure qu’elle ne va pas faire du mal à ses enfants. Sans même que je ne lui dise quoi que ce soit ou si peu, elle était rassurée, me remerciait et raccrochait -un peu comme avec sa mère, auparavant.
Vers la fin de sa cure, elle ne ressentait plus le besoin de m’appeler parce qu’elle réalisait qu’en fait, elle était livrée à elle-même, à sa propre volonté, à sa seule liberté : c’est elle seule et pas moi qui décidait de ce qu’elle voulait. Ce qui pouvait être assez effrayant pour elle, mais qui lui procurait au fond une immense satisfaction et une fierté qu’elle n’avait jamais ressenties.
Conclusion
Pour Lacan6, le symptôme est un signifiant du fait même que c’est un événement involontaire, dépourvu de sens et prêt à se répéter ; c’est un événement dont nous ne maîtrisons ni la cause, ni le sens, ni la répétition. Il n’est pas une souffrance que nous subissons passivement mais une souffrance questionnante et pertinente qui apparaît au moment juste.
Quel est le questionnement de Mariam, à travers ces différents symptômes (depuis les pensées sexuelles pendant la prière, jusqu’aux pensées agressives envers les enfants, en passant par la phobie d’impulsion et ce qu’on aurait pu prendre pour des hallucinations auditives) ?
N’est-ce pas la place et le rôle du père qu’elle questionnait et qu’elle recherchait à travers ses symptômes ? Ceux-ci lui procurant aussi bien peine que soulagement, souffrance pour le moi mais soulagement pour l’inconscient, puisque, au fond, les retrouvailles avec le Père se faisaient petit à petit.
Mais encore que me demandait-elle dans le transfert ? Sinon d’endosser, par moments, le rôle d’une instance paternelle solide et forte, et par d’autres, celui d’une mère suffisamment bonne ? En d’autres termes, Mariam me demandait inconsciemment de l’aider à réparer une enveloppe psychique déchirée, distordue, défaillante et non contenante. Didier Houzel7 insiste bien sur « les relations entre enveloppe familiale et enveloppe psychique individuelle » ; la fonction contenante de l’enveloppe familiale est conçue comme complémentaire de la fonction contenante de l’enveloppe psychique individuelle. Celle-ci aurait pour rôle de stabiliser les motions pulsionnelles et les flux émotionnels du sujet. Mais pour ce faire, elle aurait besoin de s’étayer sur une enveloppe familiale qui aurait pour fonction d’organiser les relations et la communication familiales en des rapports dynamiques stabilisables, qui respectent les différences de génération, de sexe, de rôle, de responsabilité8.
Ainsi, ce qui fut mobilisé dans le transfert permit à Mariam de passer d’une ébauche de représentation paternelle, floue, instable, chancelante à une représentation paternelle puissante et contenante. Grâce à la tiercéité, à cette représentation paternelle désormais bien campée, Mariam put enfin accéder à la capacité de penser et de se représenter : désormais, fantasmer n’est plus effrayant ! Ce père devenu plus présent que jamais dans son espace psychique, l’accompagne et lui permet de lutter contre les méfaits de l’emprise maternelle.
Pour terminer, je citerai Boris Cyrulnik9 pour qui « la pléthore affective abîme un développement aussi sûrement que la carence« . Selon lui, « l’excès d’affection n’est pas une pléthore, au contraire même, c’est une prison qui provoque une sorte de carence qui assouplit et démolit le désir d’explorer« .
Quant à moi, j’aimerai saluer le courage et la force de Mariam qui a quand même eu ce désir de comprendre, d’explorer… et donc de survivre psychiquement !
(1) LAPLANCHE J. et PONTALIS J.B. (1996), Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF, page 414. (2) Sigmund FREUD (1915) " Linconscient ", in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968. (3) Sous la direction de Jacques ANDRE (2007), Mères et filles, la menace de l'identique. PUF, page 17. (4) Jacques ANDRE, Mères et filles, op.cit., page 21. (5) Joyce MC DOUGALL (1989), Théâtres du corps. Gallimard, page 29. (6) Jacques LACAN (1981), Les psychoses. Paris, Editions du Seuil. (7) Didier HOUZEL (1994) "Enveloppe familiale et fonction contenante", page 40, in ANZIEU Didier (2000), Emergences et troubles de la pensée. Paris, Dunod. (8) Ibid. (9) Boris CYRULNIK (2007), Parler d'amour au bord du gouffre. Odile Jacob, page 64.
Bibliographie
- ANDRE Jacques (sous la direction de) (2007), Mères et filles, la menace de l’identique. PUF.
- ANZIEU Didier (2000), Emergences et troubles de la pensée. Paris, Dunod.
- CYRULNIK Boris (2007), Parler d’amour au bord du gouffre. Odile Jacob.
- FREUD Sigmund (1915) » L’inconscient « , in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968.
- HOUZEL Didier (1994) » Enveloppe familiale et fonction contenante « , page 40, in Anzieu Didier (2000), Emergences et troubles de la pensée. Paris, Dunod.
- LACAN Jacques (1981), Les psychoses. Paris, Editions du Seuil.
- LAPLANCHE J. et PONTALIS J.B. (1996), Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF.
- MC DOUGALL Joyce (1989), Théâtres du corps. Gallimard.