En tant qu’enseignant-chercheur en Sciences de l’éducation, j’ai éprouvé un intérêt particulier pour la Psychanalyse, l’art comme expression de l’inconscient, et la biologie. J’ai cherché à comprendre l’homme d’un point de vue anatomique mais aussi psychologique, et me suis penché sur diverses problématiques qui touchent aux liens, au morcellement du « moi » et à l’identification parentale. Mes recherches et mes expériences personnelles m’ont mené à réfléchir aux origines inconscientes du choix du métier d’enseignant, et à interroger les liens entre la posture de l’enseignant et celle du psychanalyste.
Le lien entre la psychanalyse et l’enseignement
Lier la psychanalyse et l’enseignement n’est pas une nouveauté. En effet, dès 1913, Sigmund Freud signale l’intérêt de la psychanalyse du point de vue pédagogique. Il établit une relation entre les éducateurs et les psychanalystes à travers son étude du malaise des enseignants et la création d’une clinique de « l’accompagnement pédagogique ». Selon lui, l’enseignant, comme tout être humain, possède son propre appareil psychique, ses instances, sa charge pulsionnelle et ses fantasmes[1]. Plus tard, entre 1926 et 1936, à Berlin et Vienne, la Revue pour une pédagogie psychanalytique publie plus de trois cent articles consacrés à des expériences pédagogiques et à des théorisations diverses centrées sur ce que peut apporter l’outil psychanalytique à l’éducation. En outre, Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard montrent en 2009 que le modèle psychanalytique constitue un outil heuristique irremplaçable pour la compréhension des phénomènes psychiques à l’œuvre dans une situation d’enseignement[2].
À la lecture de ces travaux, je me suis demandé s’il existe un lien entre la relation enseignant-enseigné et le désir inconscient du choix du métier d’enseignant. Autrement dit, le choix d’être enseignant et de vivre cette relation d’enseignant-enseigné serait-il un investissement permettant d’assouvir des besoins psychiques inconscients ? Alors que je me posais cette question, les mots de Fernand Oury et Aïda Vasquez me sont revenus : « Enseigner et éduquer, véritables enjeux de fantasmes et de pulsions de tout-puissance, dans la conviction d’assurer le rôle de gardien de la raison[3] ». Mon hypothèse initiale sur le sujet, que je tenterai de démontrer dans ce qui suit, était que ces composantes psychiques n’influencent pas seulement l’attitude de l’enseignant en classe, son rapport à ses élèves, à ses collègue et à la discipline qu’il enseigne, mais conditionnent aussi ses désirs inconscients qui le poussent vers l’enseignement.
Dans une thèse de doctorat dont le sujet est « Devenir enseignant : quels « choix » inconscients ? » (2009), A.F. Rioux et J.-P. Chevrollier analysent les éléments qui conduisent un individu à exercer la profession d’enseignant. Dans un premier temps, ils abordent l’enseignement comme fonction et soulèvent les questions inhérentes à l’évolution du métier. Dans un deuxième temps, ils présentent les différents aspects de la fonction parentale, explicitent la notion de l’interdit de l’inceste et questionnent la dimension psychique à l’œuvre lorsqu’un professeur se met à enseigner. Dans un troisième temps, ils procèdent à une étude de cas et parviennent, à travers l’étude clinique d’une enseignante dans un établissement scolaire, à vérifier l’hypothèse selon laquelle la problématique œdipienne en lien avec les images parentales influence le « choix » professionnel inconscient du sujet. Ainsi écrivent-ils : « Le choix d’un métier résulte aussi de facteurs inconscients. Ainsi, il n’est pas rare qu’un enseignant soit lui-même fils ou fille d’un professeur. L’identification à certaines images parentales, aux traits psychologiques du parent de même sexe apparaît alors présent ».
Par ailleurs, dans Le désir d’enseigner, Jacques Natanson rappelle que « pour Freud et la psychanalyse, la place du désir dans l’éducation et la formation renvoie au thème de la curiosité sexuelle, de l’origine de la vie, du rôle des parents et de la scène primitive. Cette curiosité est à la base des investigations de l’enfant en direction de la connaissance. Sur cette base, fonctionne la sublimation ». Plus loin, il affirme : « Le plaisir d’apprendre renvoie à une pulsion de savoir, appelée parfois pulsion épistémophilique, elle-même en rapport avec la pulsion d’emprise, à l’origine du désir de pouvoir[4] ». Jacques Natanson s’est effectivement beaucoup intéressé au rôle que joue l’inconscient dans le choix du métier d’enseignant. Il finit par supposer que vouloir être aimé par des enfants et des adolescents traduit une crainte de ne pouvoir être aimé par des adultes. Les enseignants, surtout ceux de l’école élémentaire, se mariaient souvent entre eux ; même s’il restait un grand nombre de femmes célibataires dans le milieu. La dialectique du refoulement et de la sublimation jouerait également un rôle attesté. La peur de la sexualité conduit parfois à un investissement intellectuel qui trouve ses composantes libidinales dans une relation pédagogique centrée sur lui. Les dérives pédophiles propres à ce genre de situations sont aujourd’hui plus connues, et la composante homosexuelle en est devenue un thème littéraire classique. De plus, les enseignants, même lorsqu’ils sont mariés et qu’ils ont des enfants, donnent l’impression d’investir une part de leur affectivité dans leur travail vis-à-vis des élèves, et ce aux dépens de leur vie conjugale et familiale.
Le transfert et le contre-transfert, en classe
Pour pouvoir aborder ce point de notre étude, il nous faut en premier lieu définir la notion de transfert. Selon Gérard Bonnet, il s’agit de « quelqu’un en moi [qui] entre en communication avec quelqu’un en l’autre, à propos de quelque chose qui ne pouvait se faire entendre jusque-là[5] ». Le transfert n’est pas exclusif à « l’analyse », même s’il apparaît clairement. Il domine en général toutes les relations d’un individu avec son entourage humain, ce qui inclue les relations amoureuses et la relation enseignant-enseigné. Daniel Sibony précise que le « transfert » constitue un « tiers dispositif » qui entre en action « dès que deux êtres se mettent à parler[6] ». Notons que les phénomènes de transfert et de contre-transfert sont tout aussi importants en « analyse » que dans la situation d’enseignement-apprentissage.
Alors que Freud s’interrogeait sur les représentations et affects transférentiels des élèves[7], Blanchard-Laville réfléchissait sur le désir de « façonner l’autre à son image, d’une certaine manière[8] ». Par le jeu des images parentales, les « maîtres » deviennent les substituts des premiers objets d’affections issus de l’enfance.
Si l’on se permet un retour aux origines, on verrait que le « pédagogue » était en Grèce antique un esclave chargé de conduire l’enfant hors du milieu maternel et auprès des différents maîtres d’études. François Tosquelles insiste sur cette fonction de « porteur » et « trans-porteur », précisant qu’il s’agit d’un « vrai rôle transférentiel de libido[9] ». En outre, Francis Imbert, citant Freud, écrit : « Le fait de cacher aux jeunes (enseignants) le rôle que la sexualité (les passions, l’irrationnel, le transfert) jouera dans leur vie (professionnelle) n’est point la seule faute imputable à l’éducation (à la formation)[10] ».
En second lieu, il nous faut définir le contre-transfert. Nous pourrions le voir comme l’ « ensemble des réactions inconscientes de l’analyste (l’enseignant) à la personne de l’analysé (l’élève) et plus particulièrement au transfert de celui-ci[11] ». Blanchard-Laville désigne par « transfert didactique » l’empreinte et donc la topographie de l’espace didactique pour un enseignant. Comme la résistance à l’analyse, la résistance à l’apprentissage serait une résistance au transfert ; d’où les attitudes des enseignants face au transfert des élèves ou face à leur propre transfert. L’enseignant pourrait incarner et réaliser une image maternelle ou paternelle par laquelle l’enfant est porté. Il arrive, comme l’avait noté Freud, qu’un amour de transfert soutienne le désir d’apprendre ; ce qui nous pousse à nous demander : est-ce que le choix du métier d’enseignant est une réponse à un besoin inconscient de contre-transfert ?
Francis Imbert se penche sur le cas du contre-transfert en classe[12] et montre comment on peut l’observer chez l’enseignant, à travers le déplacement de désirs anciens sur des objets nouveaux que soutient la réalité actuelle des élèves. Le contre-transfert de l’enseignant implique cependant des risques tel que mettre au compte des « avantages personnels » « l’amour » éprouvé par les élèves. Nous pourrions alors être témoin d’un double mouvement de séduction et de violence chez l’enseignant, une construction/déconstruction en réponse aux « sentiments » et en fonction de son histoire personne (contre-transfert positif ou négatif). La « résistance » à l’opération d’apprentissage peut donc exister autant du côté de l’élève que de celui de l’enseignant.
Pour mieux illustrer le contre-transfert en classe, nous pourrions commenter cette miniature datant du XIVème siècle :
Cette miniature[13] pourrait se voir comme la représentation des réactions de l’enseignant face à des messages inattendus, au retour de quelques « revenants[14] ». On y trouverait une évidence que chacun s’efforce de taire : la haine à l’égard d’un élève, nourrie par une haine issue de l’enfance (syndrome de l’encre rouge et rapport à l’erreur/la faute/le péché), ou au contraire un emballement, une passion incontrôlée.
En réalité, la situation d’enseignement en classe n’est pas si différente des cas généralement étudiés en psychanalyse, où les phénomènes de transfert et de contre-transfert vont de pair. Nous pensons évidemment à Lacan, et nous pouvons dire qu’il est impératif de demeurer conscient, de prendre en compte le contre-transfert et accepter l’embarras que peut ressentir l’enseignant. Notons que l’embarras de l’enseignant transparaît à travers ses réactions inconscientes. Pour en revenir à Francis Imbert, il explique que « les contre-transferts personnels de l’enseignant risquent d’impacter la relation « enseignant-enseigné » […]. L’enfant que l’enseignant « adulte » se trouve avoir en charge d’instruire, provoque la passion d’entraîner avec lui un enfant du passé qui fait retour sous l’effet de quelques signifiants dont l’enfant actuel se trouve par hasard marqué (quelques traits du visage, de l’intonation de la voix, etc.). Des « revenants » surgissent, parmi lesquels cet enfant que fut le maître et qui, aujourd’hui, se met à régler des comptes[15] ». Mais à la différence de la régression, symptôme d’une fixation aux traces traumatiques du passé, la répétition transférentielle réactive le passé et, ce faisant, dénoue les emballements symptomatiques. Ainsi, « s’il y a répétition, c’est une répétition vivante, faisant apparaître régulièrement des éléments cachés[16] », affirme Gérard Bonnet. L’enjeu du transfert dans l’espace-temps classe se trouve donc dans cette transformation d’une répétition qui implique de nouveaux investissements.
Néanmoins, il est vrai qu’une situation pédagogique peut réactiver un conflit psychique provenant de l’enfance de l’enseignant. Dans l’ouvrage coécrit par Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard, nous lisons : « La posture professionnelle de l’enseignant réactualise facilement certains scénarios de l’histoire personnelle dans la mesure où ce professionnel se trouve aux frontières des mondes de l’enfance et de l’âge adulte[17] ». Ils affirment avoir « souvent retrouvé, chez de nombreux enseignants, l’expression du mal-être combinant insatisfaction, déception et regrets[18] », et expliquent que l’enseignant parle parfois de lui-même alors que ses propos semblent référer à un élève. D’ailleurs, certains enseignants perçoivent une remise en cause de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes dans l’image que leurs renvoient leurs élèves. De plus, pour décrire la relation pédagogique-éducative, Francis Imbert parle d’accélérateur d’inconscient. Selon lui, la rencontre avec l’élève met l’enseignant dans une situation de retrouvailles avec des figures du passé et différents imagos archaïques. Ceci explique la mobilisation des défenses contre la rencontre de l’étranger en soi, cet autre enfant oublié. Les écarts, en termes d’âge et de statut, entre l’enseignant et l’enseigné ne sont pas suffisants pour réprimer le retour du refoulé qui, par définition, ne cesse de se produire.
En outre, nous pourrions considérer l’élève comme une combinaison de l’élève que l’enseignant a été et celui qu’il a rêvé d’être. Or si le discours a une tonalité négative, c’est peut-être parce que la réalisation du « rêve d’un double de soi »[19], comme le dit Moyne, est très improbable. L’enseignant cherche inconsciemment à revivre sa propre enfance (ou adolescence) en y ajoutant ce qu’il lui a manqué, à partir de la réalisation de ses élèves. C’est ainsi qu’est assurée la réassurance narcissique, et c’est ce type d’enseignant qui est en général qualifié de « bon enseignant ».
Nos propos nous permettent donc de voir dans le transfert et contre-transfert qui opère en classe une relation créateur-créature, ce qui permet un rapprochement avec le mythe de Frankenstein. Il existe effectivement chez l’enseignant un besoin de créer, ou de « pro-créer », tout comme chez l’artiste, l’analyste ou le parent. Frankenstein ou le Prométhée moderne est un roman épistolaire publié anonymement le 1er janvier 1818 par Mary Shelley, et traduit pour la première fois en français par Jules Saladin en 1821. Il relate la création par un jeune savant suisse, Victor Frankenstein, d’un être vivant assemblé avec des parties de chairs mortes. Horrifié par l’aspect hideux de l’être auquel il a donné la vie, Frankenstein abandonne son monstre. Mais ce dernier, doué d’intelligence, se venge par la suite d’avoir été rejeté par son créateur et persécuté par la société.
La sublimation de l’enseignant
En faisant référence à Jacques Natanson[20], nous pouvons stipuler qu’être enseignant, c’est investir parfois dans le savoir afin d’exercer un pouvoir sur l’enfant. Cette activité d’ordre intellectuelle est une des formes de sublimation de l’énergie sous la forme à la fois anale (donner ce qui manque, combler un vide, boucher les trous) et orale, parce que la médiation est la parole, et le savoir est nourriture, lait qu’on donne généreusement « sauf à en priver les méchants qui le refusent ». La composante sadique de l’énergie libidinale est également présente dans ce processus. L’enseignant peut contraindre au travail, et donc punir ; il peut faire peur, réprimander, menacer, humilier et sanctionner, éventuellement, par l’exclusion. À travers ce pouvoir d’autorité, l’enseignant trouve une satisfaction symbolique, comme toutes les satisfactions substitutives que permet la sublimation. Celles-ci sont suffisamment intenses pour qu’il y ait aujourd’hui peu d’agressivité, nottemment sexuelle, en comparaison avec le passé. En guise de système de défense, on observe un refoulement de la sexualité dans l’enseignement. Ceci explique pourquoi l’éducation à la sexualité est quasi impossible à l’école. Il est vrai que des notions d’anatomie et de physiologie sont comprises dans le programme scolaire, mais rien ou presque n’est dit du désir, du plaisir ou de la relation amoureuse. Il n’en demeure pas moins que le plaisir d’enseigner est un plaisir dans lequel le Surmoi a une place importante ; et nul besoin d’insister sur le caractère obsessionnel des rites dans l’enseignement. Il s’agit d’un désir de paternité particulier : engendrer dans le savoir.
Il est impératif de revenir ici à Francis Imbert et à sa manière de considérer la situation pédagogique comme un « véritable accélérateur d’inconscient(s) »[21]. Si l’on schématise ses théories, nous aboutissons aux relations suivantes :
Le schéma ci-dessus illustre les transferts et contre-transferts que mobilise la relation pédagogique et peut s’appliquer à toute situation de rencontre. Nous y voyons clairement pourquoi la classe peut être qualifiée de terrain de rencontre d’inconscients.
Origines inconscientes du choix d’enseigner : désirs ou besoins ?
Gaston Bachelard avait écrit : « L’homme est un créateur de désir, non un créateur de besoin[22] ». Dans la continuation de cette pensée, Simone Manon[23] explique que les besoins dessinent le champ de la dépendance. Ils doivent être impérativement satisfaits au risque de compromettre l’équilibre de la vie ou de la survie. Par conséquent, tout homme vivant la tyrannie du besoin fait l’expérience de la servitude et non celle de la liberté. Quant au désir, il fait intervenir la conscience, la représentation de l’imaginaire. Désirer c’est tendre vers un objet représenté comme une promesse de plaisir ; le désir a une contingence qui est le signe de la liberté humaine.
Suite à une observation des relations pédagogiques et l’analyse de diverses situations d’enseignements, nous pouvons dégager quatorze besoins souvent inconscients qui conditionnent le choix professionnel de l’individu et le poussent à devenir enseignant :
- Le besoin d’être écouté
- Le besoin de transmettre et d’exhiber son savoir
- Le besoin d’être « re-connu » et valorisé – besoin de reconnaissance
- Le besoin de la « toute-puissance » et du « pouvoir[24] »
- Le besoin narcissique
- Le besoin de séduire pour mieux s’aimer
- Le besoin de se réconcilier avec son enfance
- Le besoin d’éviter le monde adulte sexué
- Le besoin de se réconforter avec l’image du « père » ou de la « mère »
- Le besoin d’empathie et d’aide
- Le besoin de « re-production » : besoin de « créer » et de « pro-créer »
- Les besoins de « liens » et de « séparation », « d’investissement » et de « désinvestissement ».
- Le besoin d’existence[25]
- Le besoin de réajuster son rapport à l’autorité[26]
Des besoins cités, nous pouvons supposer que l’enseignant éprouve une peur d’adhérer au monde adulte, une angoisse vis-à-vis du monde du « travail » et du monde « sexué ». En effet, il quitte l’école pour entamer des études universitaires « disciplinaires », pour éventuellement revenir à l’école. Maître face à un groupe d’enfants sur lesquels il exerce un pouvoir d’autorité, il aurait peur des adultes, de la vie avec les adultes qui, ensemble, travaillent, créent, aiment, vivent leur sexualité. Notons que le mot « école » vient du latin schola (loisir studieux), terme lui-même dérivé du mot grec scholê qui signifie « arrêt du travail », et il renvoyait à l’origine aux loisirs. Quant au mot « travail », il provient du latin tripalium, un instrument à trois pieux destiné à ferrer les chevaux récalcitrants et à torturer les hommes. Par conséquent, travailler, du latin populaire tripaliãre, renvoie à torturer en utilisant le tripalium ; et « travailleur » au XIIème siècle se modernise et désigne alors celui qui tourmente. Le travail étant étymologiquement lié à la douleur, l’on pourrait se demander quelle douleur l’enseignant cherche à fuir lorsqu’il s’éloigne du monde du travail traditionnel pour revenir à l’école.
Cependant, en réponse cette peur de toute confrontation avec le monde adulte émerge paradoxalement un besoin de « toute puissance » et de « pouvoir ». Le besoin d’amour et le besoin de domination sont peut-être les deux faces d’un même désir fondamental, celui décrit par Hegel dans la dialectique du maître et de l’esclave, et qui est le désir de reconnaissance. Tout être humain a effectivement besoin d’être reconnu comme tel et de compter pour un autre. Entre proches, la lutte pour la reconnaissance passe à la fois par l’amour et par l’agressivité ; alors que chez le nourrisson, selon Mélanie Klein, l’agressivité se greffe sur la frustration qui naît du retrait du sein de la mère et de son absence. En outre, la pulsion de vie et la pulsion de mort sont selon Freud deux composantes indissociables de la pulsion sexuelle.
Par ailleurs, Lise Bourbeau a publié un ouvrage[27] dans lequel elle dresse une liste de cinq blessures que l’on peut appliquer à l’enseignant, et qui expliquent son rapport à l’autorité[28] :
- La blessure du rejet : le masque de (l’enseignant) fuyant
- La blessure de l’abandon : le masque de (l’enseignant) dépendant
- La blessure de l’humiliation : le masque de (l’enseignant) masochiste
- La blessure de la trahison : le masque de (l’enseignant) contrôlant/sadique
- La blessure de l’injustice : le masque de (l’enseignant) rigide
Ces blessures nous renseignent sur un glissement qui opère au sein d’une situation d’enseignement et qui donne lieu à une relation duelle asymétrique. Dans le cas d’une relation duelle asymétrique dont la relation pédagogique normale produit une image positive, le Grand (dominant) parle, commande, et les Petits (dominés) écoutent. L’ascendant qu’a naturellement le maître sur son élève de par sa supériorité en termes d’expérience et de culture, donnera à son action la « puissance » efficace qui lui est nécessaire et fera de lui une image du père. Ce qui confère à l’enseignant son attitude effacée ou autoritaire, c’est son histoire personnelle ; l’enseignant éprouve le besoin de se réconcilier avec sa propre histoire. De plus, Mélanie Klein affirme qu’aussi « gratifiant que puisse être dans la vie le fait d’exprimer ses pensées et ses sentiments à quelqu’un […] une aspiration insatisfaisante demeure : celle d’être compris […] aspiration qui représente en dernière analyse la nostalgie de la toute première relation avec la mère ». Ceci nous rappelle la question habituelle des enseignants : « est-ce que vous avez compris ? » qui veut en réalité dire « est-ce que vous m’avez compris ? » et donc, par glissement, « suis-je compris ? ». Toutes ces constatations témoignent d’un risque de transformer la classe en lieu thérapeutique pour l’enseignant.
Avant de conclure notre propos, il nous faut accorder une attention particulière au besoin narcissique. Le narcissisme a été défini par Dommergues comme étant « l’investissement de la libido sur le Moi (qui est point de départ et de retour des investissements sur les objets d’amour extérieurs) et effort visant à rendre les actes et les représentations du sujet conformes aux images idéales du Moi[29] ». L’amour excessif (de l’image) de soi, associant survalorisation de soi et dévalorisation de l’autre, est habituel chez l’enfant, courant chez l’adolescent, et compensatoire chez l’adulte. L’enseignant travaille au plus près des enjeux imaginaires et des passions narcissiques. Il ne dispose cependant pas d’un dispositif qui, à l’instar du dispositif analytique, « neutraliserait » sa personne ; il est hors de question pour lui de « faire le mort ». En outre, le narcissisme de l’enseignant est doublé d’un « sentiment de solitude interne » tel que défini par Mélanie Klein[30]. Claudine Blanchard Laville et Patrick Geffard illustre ceci en disant : « Mireille semble avoir développé une capacité d’isolement psychique qui lui permet d’être là sans y être une aspiration à connaître un état interne inatteignable[31] ».
À propos du besoin narcissique, Bernard Pechberty écrit : « Il s’agit de pouvoir aimer l’autre à travers soi pour pouvoir lui transmettre son avoir (son savoir) ; l’identification narcissique permet la reconnaissance de soi dans l’autre, un effet miroir[32] ». Cette théorie vient compléter celle de René Kaës qui décrit la relation enseignant-enseigné mais qui peut également être appliquée à la relation amoureuse : « Lorsque l’enseignant ne parvient plus à se reconnaître dans le miroir déformé de l’autre, c’est toute l’organisation du Moi formateur qui alors s’effondre[33] ». L’enseignant est ainsi déstabilisé par un élève trop différents de ceux qu’il désir enseigner ou qu’il désire être. S’exprime là une nécessité de satisfaire des besoins pulsionnels inconscients.
Jacques Natanson, que nous avons évoqué plus haut, éclaire encore plus le besoin narcissique de l’enseignant[34]. Il déclare que l’enseignant, par son travail, contribue en partie à se reproduire lui-même. Pour parler de réussite, il lui faut créer des disciples, des émules, des imitateurs. Il existe donc un phénomène de reproduction d’auto-engendrement dans la culture, qui constitue un des aspects du désir d’enseigner. Reproduire sa propre image, se perpétuer selon son propre modèle, imposer sa marque à d’autres qui vous prendront le relais et assureront la diffusion des idées telles qu’ils les ont apprises, c’est là une forme de paternité intellectuelle et spirituelle liée à la fois au désir de pouvoir et au désir d’immortalité. Par conséquent, tout comme le psychanalyste, l’éducateur risque de chercher à se réaliser via l’élève qu’il est censé éduquer. Il lui incombe de ne pas céder à la pente de son narcissisme qui le porte à vouloir faire de l’élève sa création la plus parfaite, il lui faut rester maître de lui-même avant d’être maître de l’autre, et considérer les désirs de ses élèves avant les siens propres. Les méthodes actives d’enseignement permettent la réalisation d’un transfert du transfert sur d’autres objets, ce que l’on appelle des transferts latéraux. Le maître n’est alors plus l’unique objet « d’amour-haine », comme le dit Lacan, et nous atteignons la relation duelle avec sa logique imaginaire puisque celle du moi/toi est désamorcée[35].
Conclusion
Il nous est à présent possible d’affirmer que le choix du métier en dit long sur l’individu. (Claudine Blanchard Laville et Patrick Geffard décrivent l’appareil psychique professionnel comme un « système élaboré selon une conception topique et dynamique empruntée à Freud et combinant plusieurs lieux psychiques porteurs de fonctions spécifiques. Le moi professionnel, siège des décisions, serait sous contrôle de trois autres instances : un surmoi didactique et institutionnel ayant intériorisé les contraintes de ce registre, un idéal du moi pédagogique et didactique, conforme aux idéaux constitués tout au long du parcours professionnel, un ça professionnel poussé par des motions inconscientes de type compulsionnel. […] Le moi professionnel de « Mme X » l’a conduite à devenir formatrice par des chemins détournés. On peut supposer maintenant que l’envie qui a stimulé cette vocation trouve son origine dans un désir de réparation. Un désir exprimé pour inverser les rôles[36] ». Le « moi-enseignant » est donc la résultante de toutes ces tensions et de l’histoire personnelle de l’enseignant ; et l’enfant blessé tente de se réparer en devenant parent.
À ceux qui douteraient de l’importance d’interroger les origines inconscientes du choix du métier d’enseignant comme nous le faisons, ces mêmes auteurs répondent : « Cette prise de conscience m’a aidé à mieux mesurer l’importance de la part sous-jacente qui meut tout professionnel. Je parle d’une partie sombre de la personne, refoulée parce que souffrante, et qui imprègne à son insu la scène pédagogique […] un « personnel » qui dérange trop le « professionnel » qui, lui, s’identifie plus facilement à ses savoir-faire pédagogiques qu’à ce qui l’a conduit à cette profession »[37]. Je me permets moi-aussi de répondre à cette interrogation comme je l’ai déjà fait dans ma thèse de doctorat : « Maintenir le clivage, voire l’opposition, entre émotion et cognition c’est faire d’une entité complexe qu’est une personne, un sujet morcelé (Favre et Favre, 2000 Favre et Lenoir, 2005). Combien d’enseignants, au nom de l’éducation, cherchent-ils à se réconcilier avec l’image de l’enfant blessé qu’ils ont été un jour, et combien d’élèves, au nom de l’apprentissage, cherchent-ils à se révolter contre l’image d’un parent violent ou dévalorisé ou au contraire à conquérir l’image d’un parent désiré et distant ?[38] ». Interroger le désir d’enseigner comme choix professionnel inconscient, c’est se mettre à l’écoute de son propre ressenti, c’est commencer à reconnaître l’affect dans ce choix et distancier le soi du vécu pour assumer le métier d’enseignant libéré des besoins inconscients qui y ont conduits.
Si la première blessure narcissique de l’humanité date du temps de Copernic (1473-1543) pour qui la terre n’est pas le centre du monde ; que la deuxième est relative à Darwin (1809-1882) pour qui l’homme n’est pas le centre du monde puisqu’il n’a pas été créé ex-nihilo, mais a des liens avec les grands singes ; et que la troisième vient avec Freud pour qui l’homme n’est pas maître dans sa propre demeure ; nous avons aujourd’hui une quatrième blessure narcissique qui se révèle. L’enseignant, jadis porteur de tout le savoir, respecté et même vénéré par ses élèves, n’est plus de nos jours « maître » dans sa propre classe. Alors que le discours analytique prône l’importance d’être conscient de ses choix inconscients et d’être maître de soi-même, le discours pédagogique tend vers l’effacement du professeur qui n’est plus qu’un médiateur entre le savoir et l’élève. Toutes les techniques pédagogiques contemporaines, dont celle de la classe inversée par exemple, provoquent donc un changement dans la posture de l’enseignant, ce qui conduit à de nouveaux profils qui impliquent donc de nouveaux besoins et de nouvelles blessures. Nous nous demandons alors : qui seront les enseignants de demain ? Quels seront leurs choix inconscients ?
[2] BLANCHARD-LAVILLE, Claudine et GEFARD, Patrick (2009). Processus inconscients et pratiques enseignantes, L’Harmatta, Paris, p. 38.
[3] VASQUEZ, Aïda et OURY, Fernand (1971). De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Paris, Maspéro, p. 689.
[4] NATANSON, Jacques, « Le désir d’enseigner », dans Imaginaire & Inconscient, 2003/1 (no 9), pages 7 à 13.
[7] FREUD, Sigmund (1914). « Sur la psychologie du lycéen », in Résultats, Idées, Problèmes, Paris, PUF, 1984.
[13] Miniature no 6 de Thomas le Myèsier datant du XIVème siècle, à la demande de son maître Raymond Lulle, illustrant la lutte contre la « faute ».
[14] Une pièce écrite par Henrik Ibsen en 1881 et que Freud devait avoir en tête lorsqu’il rédigeait L’interprétation des rêves.
[17] BLANCHARD-LAVILLE, Claudine et GEFARD, Patrick (2009). Processus inconscients et pratiques enseignantes, L’Harmatta, Paris, p. 155.
[18] BLANCHARD-LAVILLE, Claudine et GEFARD, Patrick (2009). Processus inconscients et pratiques enseignantes, L’Harmatta, Paris, p. 38.
[19] MOYNE, A. (1984). « La vie émotionnelle de l’enseignant et son rôle », in Abraham, A. et al., L’enseignant est une personne, ESF, Paris.
[20] NATANSON, Jacques, « Le désir d’enseigner », dans Imaginaire & Inconscient 2003/1 (no 9), pages 7 à 13.
[22] Citation tirée d’une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, (1949), Paris : Les Presses universitaires de France, 3ème édition, 1966, p. 216.
[25] « J’ai le sentiment d’exister pour mes élèves, d’être reconnue par eux et je me reconnais à nouveau quelque compétence […] Margot (l’élève) serait comme une mise en scène grotesque de l’élève que j’étais, une caricature qui me ferait honte… un parallèle apparaît entre la situation légale de la sœur aînée de Margot et celle qui fut la mienne En qualité de « tuteur » ne serais-je pas désireuse de voir cette jeune pousse se développer bien droit », témoignage d’un enseignant dans BLANCHARD-LAVILLE, Claudine et GEFFARD, Patrick (2009), Processus inconscients et pratiques enseignantes, L’ Harmatta , Paris. p. 29-31.
[26] « Je fais comme découlant de mon rapport à la loi qui a souvent versé du côté de la transgression depuis mon enfance », dans BLANCHARD-LAVILLE, Claudine et GEFFARD, Patrick (2009), Processus inconscients et pratiques enseignantes, L’ Harmatta , Paris. p. 29-31.
[28] Notons qu’étymologiquement « autorité » provient du latin auctoritas signifiant la capacité de faire grandir.
[31] BLANCHARD-LAVILLE, Claudine et GEFFARD, Patrick (2009), Processus inconscients et pratiques enseignantes, L’ Harmatta , Paris. p. 52.
[32] PECHBERTY, B. (2003). Enseignant du secondaire et élèves en difficultés : dynamiques psychiques et conflits identitaires, in NRAIS, no21? INSHEA.
[34] NATANSON, Jacques, « Le désir d’enseigner », dans Imaginaire & Inconscient, 2003/1 (no 9), pages 7 à 13.
[35] LACAN, J. (1978). Le séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil.