Mon intention n’est pas de traiter du féminin comme domaine réservé uniquement aux femmes, mais comme espace de création fondamentale du rapport libidinal féminin/masculin, soutenu par les deux sexes. De ce point de vue, l’étude du féminin pourrait être explorée à la fois dans des textes de femmes et d’hommes. J’ai tenu néanmoins à me limiter à un corpus d’œuvres de femmes, consciente qu’il y a précisément chez la femme un « en plus » de puissance affective (qui excède bien entendu le simple instinct maternel si souvent cité) et une forme de symbolisation liée à une épreuve spécifique de la castration : ce que Freud et ses disciples ont qualifié de « Continent noir ». C’est cette féminité, résultant d’un rapport indivisible entre nature et culture, reflétée dans l’écriture, que je voudrais élucider. Je pars d’une mise en scène de la femme encore tributaire des exigences de la masculinité, dans une recherche de travestissement et d’imitation, pour rejoindre la femme d’aujourd’hui, plus en harmonie avec elle-même.
Je me donne pour enjeu d’essayer de penser le féminin dans un choix diversifié de fictions véhiculées par la littérature. Si diverses que soient ces œuvres par leur origine, leur structure et leur développement, elles me semblent manifester une certaine constance de l’imaginaire féminin qui se déploie dans l’espace du roman. Je tente de définir l’expression Effets du féminin comme étude du genre (gender), en insistant sur les procédés langagiers, scripturaux, linguistiques et sexuels qui se présentent par impressions, ou plutôt par dissémination, plus aptes à l’interprétation qu’à la démonstration logique. Car il y a une relation étroite entre individualité et féminité qui se traduit par l’infini, l’ouvert et le décentré. Elle impose de pratiquer un éclatement de l’espace de l’écriture qui recourt à des logiques originales.
Je voudrais montrer que la femme situe l’écriture hors de son cadre habituel, et le texte se confond avec la vie. Il se produit une coexistence. L’espace existentiel créé par le texte littéraire détermine une stratégie de lecture de « l’œuvre ouverte » à l’interprétation et au mouvement. L’écriture devient le lieu privilégié où vie, histoire, gender et genre convergent. En voleuses de langues, les femmes font un travail sur le langage, sur les caractéristiques récurrentes de l’oralité et sur les métaphores. La parole jaillit, coulante et hésitante à la fois, avec un « grain de voix » qui ancre le sens dans la corporéité.
Le féminin prend des libertés avec les mots et ose des rapprochements insolites en faisant sauter les représentations régnantes. Il ne s’agit pas de créer une langue de femme comme le nushu, langue vieille de mille ans connue des seules femmes, mais de concevoir un espace féminin commun aux deux sexes, se démarquant cependant de l’écriture du neutre où le masculin marginalise en fait le féminin. Il importe de penser en différences et non en hiérarchie, de changer « la valence différentielle des sexes » – expression de Françoise Héritier qui désigne dans la représentation la supériorité traditionnelle du
masculin sur le féminin.
Mon propos est de montrer ce questionnement théorique dans son application au roman, ici le roman féminin. Bien que chaque réception comprenne sa part individuelle, variant selon chaque lecteur, elle est aussi déterminée par l’esthétique du texte qui théorise la lecture. Nous allons partir d’un corpus de romans francophones : La naissance du jour de Colette (France), Rose qui peut de Françoise Collin (Belgique), Picture Theory de Nicole Brossard (Québec) L’exil selon Julia de Gisèle Pineau (Antilles), Une si longue lettre de Mariama Bâ (Afrique, le Sénégal), L’amour la fantasia d’Assia Djebar (Maghreb, l’Algérie), La Cité fertile d’Andrée Chedid (Machrek, Liban). Nous allons procéder à la grille de lecture suivante, et ancrer l’ensemble de notre réflexion sur la notion de l’espace qui se déploie en tant qu’espace textuel et en tant qu’espace du corps. Montrer l’effet de cette notion du féminin dans l’analyse de la réception du texte, de l’énonciation, de l’étude des mots devenus formes-vie, expression-gestes, de la présentation des personnages mettant l’accent sur l’oralité, la posture et la connotation de la couleur.
Les effets du féminin constituent le fil conducteur de ce réseau textuel, associant sans les confondre différentes femmes de culture française et/ou francophone appartenant à une pluralité d’aires culturelles. Les textes francophones n’ont pas de statut propre. Leur mode d’expression est français, mais leur lieu d’écriture est ailleurs. Le recours aux emprunts et aux calques de la langue maternelle ouvre la voie à un domaine intertextuel et interculturel.
À cette diversité spatiale correspond une diversité temporelle. Les écrivaines analysées dans cette conférence se situent dans des époques différentes bien qu’elles soient actuelles ou contemporaines, ce qui leur procure une médiation vers la littérature. Alors que l’entre-deux-guerres se caractérise par la recherche d’une certaine subjectivité qu’illustre ici le roman de Colette, la deuxième moitié du XXe siècle, quant à elle se différencie par de nouvelles exigences d’écriture poétique (Andrée Chedid,), par la transgression de la conception traditionnelle du roman (Françoise Collin, Nicole Brossard), par la recherche identitaire (Assia Djebar, Gisèle Pineau), par des revendications libertaires contre l’autorité patriarcale, (Mariama Bâ). Sans suivre l’ordre de cette présentation, ces textes s’articulent selon les échos qu’ils se font l’un à l’autre.
Pourquoi le roman ? La tendance des femmes à narrer remonte à leur rôle de conteuses dans les sociétés à tradition orale, mais aussi de conteuses qui racontent de petites histoires à leurs enfants et leurs petits-enfants, rôle qui malheureusement s’amenuise avec le développement de la technologie des écrans dans l’espace familial. Signalons aussi leur
disposition naturelle à l’épanchement et aux confessions. Elles sont porteuses de mots et de temps. L’écriture romanesque s’accorde avec leur nature de femme démarquée par la gestation et la procréation. Je suis conduite à m’interroger : Le roman est-il chose femelle ?
Ces œuvres francophones attestent du corps aux prises avec les signes, corps multiples qui se recoupent sur le plan de l’expression verbale et non verbale. Cette sémantique corporelle est vécue du point de vue d’un imaginaire féminin qui se déploie dans les romans, soulignant des articulations de la problématique du féminin telle qu’elle
s’est imposée à l’écriture des femmes et à ma propre expérience.
1. Le corps texte
Réception de lecture
Les romans de femmes ont toujours, ou presque, une ou des femmes comme personnages centraux. Leur récit raconte le plus souvent le vécu de la narratrice, alias la romancière, ou les histoires successives de générations de femmes (rapport fille/mère/grand-mère). Les récits ne finissent pas, ou plutôt finissent en infini, en non fini, donnant au roman une impression d’ouverture. Rien ne semble s’achever dans leurs romans entourés d’un certain mystère. Le trait le plus distinct de ces romans réside dans leurs structures circulaires. Particularité fondamentale qui fonctionne avec une parfaite régularité, amenant le
thème du départ du roman au thème de la fin.
Dans La naissance du jour, Colette met en scène une femme veuve, de plus de cinquante ans, qui cherche à faire la paix en elle-même en renonçant à l’amour sans négliger de lui attribuer ses avantages. Par le recours à l’autofiction, elle rend hommage à Sido, qu’elle a déjà mythifié dans Sido, et opte pour l’écriture en exorcisant l’amour de sa vie de femme.
Les lettres de Sido sont la source de l’écriture de Colette. « La chère revenante » est qualifiée de « meilleur écrivain ». La narratrice, en rencontrant Sido dans ses lettres, perçoit l’avenir d’un renoncement à une vie amoureuse qui l’a beaucoup occupée, et la valeur d’autres joies, assorties à la nature. C’est dans les lettres à sa mère morte, plus particulièrement celle du « cactus rose » qu’elle cherche une échappatoire à la vieillesse en se jetant dans la création, renouveau ponctué dans le titre du roman par la métaphore du renouvellement.
La naissance du jour est un roman nouveau dans sa forme, il n’est ni essai, ni roman, ni confession. Colette le signale dans une lettre à André Bailly : « Vous avez fleuré que dans ce roman, le roman n’existait pas ».
Rose qui peut de Françoise Collin, publié aux Éditions du Seuil en 1962, traite de l’enfance de l’orpheline Rose dont les parents ont été anéantis dans un bombardement. Le chaos de la structure du roman est une manière de refuser la forme linéaire et de faire correspondre le roman aux événements de la vie.
Dans le déploiement du texte, la narratrice analyse la venue à l’écriture et procède à toutes les transgressions possibles. Sa pratique de l’écriture constitue le thème principal du roman qui s’interroge et se déchire lui-même, repoussant inlassablement les traditions, tout ce qui trahit la vie, et par conséquent l’œuvre d’art. Collin introduit du nouveau dans la forme romanesque qui se dénoue sans se dénouer dans un texte qui n’a pas de commencement ni de fin.
La cité fertile d’Andrée Chedid prend véritablement son sens dans le matériel signifiant de l’image d’Aléfa, femme libre et sans frontières, à la fois millénaire et contemporaine. L’image d’Aléfa scande le roman, elle fonctionne à l’évidence structurellement comme
une écriture. Aléfa est sur la berge du fleuve qui lui sert de scène. Elle froisse les pages des journaux et les jette dans l’eau du fleuve. Aléfa crée une réalité plus à son goût par son jeu physique avec les mots et par son éloquence.
L’exil selon Julia de Gisèle Pineau fait de l’image de la grand-mère une image mythique de « doudou généreuse » entourée de tendresse. Nous pouvons parler d’un matrimoine antillais qui s’oppose au patrimoine occidental. L’écriture de ce récit s’émancipe des formes narratives dominantes en privilégiant des genres où la parole se libère et où la femme s’assure sa place de locutrice à part entière. En revendiquant une recherche identitaire, ce récit met en scène tout surtout l’exil à Paris de la grand-mère Julia réfugiée chez son fils et fuyant la violence de son mari. Julia, de son surnom Man Ya, vit plusieurs ruptures : rupture de la langue (du créole au français qu’elle comprend à peine), rupture de la civilisation, rupture du quotidien.
Dans ce pays créole qui n’a pas de mythes, Man Ya devient son mythe. En effet, selon Edouard Glissant, les Antilles ne possèdent pas ce qu’on appelle un mythe fondateur comme celui des pays africains, sur celui d’ancêtres royaux.
Dans L’amour la fantasia, la narratrice s’interroge sur ses ancêtres de sang et ses ancêtres dans la langue. Des premiers, elle retient son rapport à son père, à sa mère, puis à ses deux grands-mères et à ses aïeules dont elle a voulu se démarquer en se mettant à l’école française et en rejetant le port du voile et la vie du harem, contrairement aux autres cousines de son âge… « Comme si soudain, la langue française avait des yeux, et qu’elle me les ait donnés pour voir dans la liberté ». Et des seconds, elle maintient le mérite des conquérants qui ont fait la conquête de l’Algérie en 1830 et qui ont introduit leur langue avec eux ; « la langue française en Algérie commence dans le rapport du militaire, de l’officier français qui faisait la guerre aux miens ».
Assia Djebar constate que la langue française qu’elle croyait être la langue de l’autre est sa langue paternelle, son père étant instituteur en langue française. Dès l’incipit, le ton du livre est donné et le lecteur est retenu par l’image de cette « fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin, main dans la main du père ».
C’est précisément en raison de cette réalité évidente d’écrire en français que Djebar entretient avec cet idiome un rapport d’étrangeté, l’étrangeté d’une langue qui n’est pas la sienne et dont les mots ne sont pas tissés dans sa chair pour la bouleverser et la transformer dans son corps. Cet écart linguistique est vécu comme une castration qui
l’a éloignée des voix et des bruissements des corps des femmes de sa lignée, de toute une oralité qu’elle essaie aujourd’hui de ressusciter en retournant vers son passé, comme sujet.
La romancière a voulu traduire la condition de la femme orientale dans une identité nourrie par le quotidien loin de l’école. Ce jumelage du passé colonial et du passé des femmes trouve aussi son expression visuelle dans son film La nouba des femmes du mont Chenoua qui décrit de près le sort des femmes condamnées par l’idéologie patriarcale.
Picture theory de Nicole Brossard est écrit dans la modernité, la postmodernité, dans le désir de transcendance contre une culture qualifiée de décadente. Ce roman est écrit dans le mélange des genres : bribes biographiques, fragments théâtraux, passages narratifs ou
descriptifs, poésie. Un travail de l’écriture en train de se faire. Cet « inter-genre » conçu par l’entrelacs de plusieurs approches a pris naissance dans la problématique de l’écriture que Brossard a déjà posée dans la revue La barre du jour qu’elle a fondée et qui a joué dans la révolution de l’écriture le même rôle que Tel Quel en France.
Ce roman présente cinq femmes : Florence Dérive, Claire Dérive, Oriana Longavi, Danielle Judith et la narratrice. Elles veulent subvertir le code de la langue et dénoncer ses préjugés sexistes. L’écriture est alors un lieu d’échange inter-culturel entre l’hétéro-sexualité et
l’homosexualité. Brossard s’oppose à l’imaginaire masculin et cherche à reconstituer le sien. La fin de Picture Theory restitue aux femmes l’entrée dans ce territoire imaginaire mouvementé des femmes.
Une si longue lettre de Mariama Bâ, premier roman écrit par une femme au Sénégal, se présente sous la forme de lettres. Mariama Bâ a donc choisi la forme épistolaire pour parler plus librement. Dans cette hésitation des genres, entre épistolaire et romanesque, il s’agit
de prendre la parole, de parler d’une histoire de femme passée sous silence en Afrique. La narratrice désire passer au crible d’un esprit critique les pratiques familiales, matrimoniales et religieuses de sa société. La narratrice se révolte contre la condition de la femme africaine, insistant sur le problème crucial de la polygamie et sur le désir d’émancipation de la femme qui reste rejeté par la société sénégalaise.
Le je énonciateur
L’entrée des femmes dans le discours reste marquée par une expression duelle, celle d’épouse et de mère, et celle de femme écrivant. Cette relation duelle est aussi auto-réfléchissante avec le miroir de la création littéraire qui remonte au miroir de Vénus longtemps associé à la nature féminine. La multiplicité du je se développe surtout comme
double, comme ombre, comme connaissance d’être étranger à soi-même, autre.
Un je en quête d’identité qui n’est pas le moi, mais au contraire une constante remise en question du moi. Il en découle dans le miroir d’encre du récit, le je qui émerge de l’énonciation et qui est lié au tu : « Un jeu de miroirs qui traduit la symbiose archaïque ». Ce jeu n’est pas neutre mais sexué. Il se rapporte au référent de celui qui écrit. Dans notre corpus le je est féminin. Il se réfère à Colette, Collin, Chedid, Djebar, Pineau, Brossard et Bâ, à ces femmes qui ont voulu placer l’aventure de l’écriture au centre de leur roman. C’est pour elles une histoire obsédante pour réaliser l’inachevé dans la vie, mais aussi pour le dépasser.
Le je possède plusieurs dimensions faisant écho au je de la confession de Rousseau, au « je est un autre de Rimbaud, au je autobiographique du récit, si bien qu’il s’infiltre avec sa tridimensionnalité dans l’espace textuel brouillant les frontières entre fiction et réalité ».
Cette mise en scène de la littérature de l’aveu met en lumière l’ambiguïté de ses effets libérateurs. Le caractère hybride des romans, leur jeu de miroirs entre vérité et mensonge, illustre de façon exemplaire l’impossibilité de saisir les frontières génériques de l’autofiction sur ce je insaisissable à la fois sujet et objet du discours. Par le recours à
l’expérience vécue, les écrivaines ont voulu exposer leurs réflexions sur la condition féminine, en dehors de la littérature didactique. Nous sommes loin de La cité des dames de Christine de Pisan. La réflexion et l’écriture permettent à la femme de construire son moi et d’accéder à un univers égal à l’univers masculin, et non subalterne.
La naissance du jour met en scène un personnage hyponyme de l’auteur. Nous pouvons dire l’auteur lui-même. Le lecteur est face à une Colette en papier qui s’exprime dans l’espace textuel en disant je. Les similitudes avec sa vie de romancière sont troublantes : une jonglerie entre fiction et réel. Et le lecteur reste agacé par cette confusion délibérée entre la romancière et son personnage.
L’importance de la valeur à donner au je dans La naissance du jour est soulignée par l’épigraphe que Colette adresse au lecteur « imaginez-vous à me lire que je fais mon portrait ? Patience… c’est seulement mon modèle ».
Le je est multiple dans La cité fertile de Chedid. Il est à la fois le je de la narratrice, le je de l’auteur et le je du personnage. Une ressemblance s’établit entre Aléfa et Chedid. Cette ressemblance du moi se complète de page en page par le moyen du transfert. « Aléfa
ce sera vous, ce sera nous ». Alors, rencontrer c’est rencontrer son double. Du coup, sur le trottoir d’une grande avenue, une multitude de visages venaient à la rencontre d’Aléfa. « Je devenais ce gros homme sorti de la boulangerie, au pas lourd à cause de ses varices, cet autre, puis celui-là. Ce bel adolescent couleur sable qui émerge au coin d’une rue, c’est moi ». Cette rencontre hasardeuse avec soi-même représente pour Aléfa un sujet d’identification et un sujet de désir. Un dédoublement et une pluralisation du moi. On est alors du côté de la dissémination, concept emprunté à Jacques Derrida.
L’exil selon Julia de Gisèle Pineau tend plus vers l’auto-fiction que vers l’autobiographie. La romancière introduit dans le récit un personnage du même nom qu’elle et lui donne le double statut de narratrice et de personnage. Cette fictionalité de soi satisfait des désirs
contradictoires dans ce lieu du récit où s’entremêlent les traditions culinaires et les histoires du pays d’origine.
La narratrice présente un sujet discursif qui fait résonner une voix authentique noire, subvertissant les normes en matière de création romanesque et témoignant ainsi d’une parole de femme antillaise. La psychologie de la narratrice se dissout dans un pronom à la première personne. Un j/e scindé en deux tout au long du récit, partagé entre l’ici et l’ailleurs, entre la France et l’Archipel.
L’amour la fantasia de Djebar dessine une étrange géométrie où se succèdent l’histoire et l’autobiographie dans une structure à trois niveaux. La dernière partie du livre est orchestrée comme une symphonie musicale à cinq mouvements qui traduit le grain
d’une voix, les murmures et les chuchotements des femmes arabo-musulmanes du Maghreb. On dirait une symphonie polyphonique qui naît paradoxalement du bruissement des corps et du silence et se termine sur un air de Nay, hanté par le chant des femmes des tribus disparues.
Dans Picture theory, le je se construit dans la pluralité mais retrouve son unité dans l’espace du texte. Nous sommes devant un je multiple : le je de l’écrivaine, de la narratrice et des autres femmes écrivantes. La narratrice devient elle-même personnage dans la deuxième partie du roman. On dirait qu’il y a dédoublement et schisme du moi. Brossard utilise simultanément je et nous. Il s’agit d’un dépassement du je autobiographique ou narratif et de l’élargissement vers un sentir plus social, reflet de l’engagement et de la complicité de la romancière avec les femmes qui écrivent.
Or le je se masque et se démasque, se donnant en représentation à la troisième personne du singulier. Un je dans une écriture en exploration : Je, elle et elles sont à la fois déictiques et représentants. Brossard recourt à la troisième personne objectivisante pour mieux revivre son moi sujet.
La composition d’Une si longue lettre de Bâ mime l’entretien, la conversation avec l’absente. Tout se passe comme si l’écriture avait besoin de l’existence de l’autre pour émerger. Ramatoulaye en choisissant comme forme d’écriture la correspondance avec une amie, s’adresse aussi à son moi.
Ce recours à la première personne du singulier aide l’écrivaine à se mettre en dehors des personnages et à raconter. D’ailleurs elle signale dans une interview faite par Alione Touré Dia : « J’ai choisi la forme d’une lettre pour donner à l’œuvre un visage humain. Quand on écrit une lettre, on dit Je. Ce Je s’identifie à Ramatoulaye et non à l’auteur ».
Le texte corps
Métaphorisation des mots
Les textes de femmes témoignent de cette approche du langage qui s’insère dans leur venue à l’écriture et dans l’acte d’intériorisation des mots à leur nature de femme. La filiation des mots fait surgir de nouvelles associations qui restent dans le champ de la nourriture, du toucher, du manuel.
Collin se réfère au corps et aux fonctions manuelles de la femme et réussit à en créer une métaphorisation. Le corps de Rose est le lieu où se passe l’acte d’écrire. La narratrice appréhende les mots comme doués de vie, et les fixe sur sa chair par le recours à la couture. Ce qui laisse entrevoir le sort fait aux mots. Ceux-ci prennent une consistance
matérielle et deviennent un cousu main de première qualité : « Je couds des paroles, non dans ma chemise mais dans ma chair même, enfonçant profondément l’aiguille pour que le point ne puisse jamais se défaire ».
Rose écrit sur les draps de son lit, elle trace des mots au point de croix et les avale. Dans sa consistance, le mot connote la nourriture : « Je me nourris d’un mot, d’une syllabe ». Rose rappelle Aléfa dans La Cité fertile d’Andrée Chédid qui déguste avec avidité les mots. La
venue à l’écriture, passe par une autre activité manuelle, le pétrissage : « Je mouds des paroles de grand matin, j’en fais ton pain ».
Le texte se développe autour de cette transformation de l’écriture-nourriture et de l’écriture-couture. Nous sommes face à une errance à l’intérieur du langage de figure en fantasme.
Les mots deviennent une fête du verbe chez Chedid, ils sont composés pour l’oreille. Selon Jean Baudrillard, « ce jeu est fascinant comme l’est toute combinaison ». L’activité d’Aléfa ne s’arrête pas là, elle transforme les images en une abstraction de sons et distingue
des mots nouveaux qu’elle manipule très aisément. Son souhait est de passer au-delà des mots pour pouvoir les lancer comme des flèches vers des destinations inconnues. Ce sont les flèches de Cupidon, celles qui vivifient, ou celles qui tuent.
Aléfa sent le besoin de nourrir et d’être nourrie par les lettres de l’alphabet. Sa bouche déguste avec avidité les voyelles et les consonnes : « Je me précipite goulûment sur les mots ». La narratrice établit une relation entre la parole et la création nutritive. Nous sommes face à deux instincts : se nourrir et discourir. La cavité buccale est à la fois le
siège du goût et l’organe de la parole. Andrée Chedid rappelle Colette dans L’Étoile Vesper : « un esprit fatigué continue au fond de moi sa recherche de gourmet, veut un mot meilleur et meilleur que meilleur ». Aléfa poursuit sur ses lèvres le mot qui vibre pour le rattraper ; elle finit par le capturer pour en ajouter d’autres. L’écriture devient un terrain réservé à la chasse aux mots : « Mes lèvres parfois me devancent. Je les surprends à parler seules. Alors je les rattrape, j’en rajoute : des mots en pagaïe, en torrents, en geysers. À m’en étourdir ! »
Dans L’exil selon Julia, la nourriture de Man Ya réconcilie la narratrice avec sa propre chair, avec le sens du plaisir et du désir. Cette nourriture est un retour à un manger naturel, parfumé des odeurs de la terre antillaise qui préserve le corps des germes de la civilisation. Le plaisir du palais de la narratrice lui permet de rêver, ouvrant devant elle des rêveries capables de briser les frontières et de la transporter à Routhiers, en Guadeloupe, comme elle le signale dans ses lettres à Man Ya après son retour aux Antilles : « quand je mange des lentilles, je songe aux Antilles. Lentilles, Antilles […]. Chaque graine est une île dans une assiette. Je sais qu’il y a des quantités d’îles dans les parages de la Guadeloupe ».
En effet, c’est dans le prolongement de cette matière linguistique, manipulée comme des nourritures, que le corps textuel est retenu dans sa matérialité. Cette absence de dichotomie entre mots et fruits revient au statut de la femme, qui a été considérée pendant longtemps comme exilée du langage. Ceci la conduit par conséquent à palper profondément mots et objets culinaires, les confondant ensemble.
Le mot reconstruit le fruit, les herbes, les piments pour les assimiler à lui. La dégustation visuelle et scripturale s’allie à la dégustation réelle. Jean-Pierre Richard parle de nourritures-mots ou de mots-nourritures où le signe intégral signifiant/signifié devient consommable.
Le plaisir du mot suscite l’appétence et se substitue à celui de l’aliment. Ainsi se trouve jumelé le geste d’écrire de la petite-fille à celui de cuisiner de la grand-mère. Dans cette double nourriture terrestre et spirituelle, toute une gestualité féminine au quotidien est décrite.
Dans L’amour la fantasia, les mots deviennent matière à connotation, qui consiste à transformer les vocables en légume frais à consommer, comme s’ils possédaient une valeur nourricière qui ferait vivre le corps à la manière de la petite madeleine de Proust : « Ce tendrelou semble un cœur de laitue caché et frais, vocable enrobé d’enfance, qui fleurit entre nous et que pour ainsi dire nous avalons ». En partant de la transformation des mots en nourriture, nous débouchons sur un réseau spécifique qui comprend le propre et le figuré. Du coup, le fait de parler devient le fait de palper et de toucher, donnant un envol aux mots qu’elle a cru saisir en mots colombes, en mots tourterelles et en mots rouges-gorges. Ce réseau d’images débouche sur la création d’une écriture riche en éléments naturels, dans un amalgame opéré entre la langue et le légume d’un côté, et la langue et l’oiseau de l’autre.
Expression orale « la désécriture »
Dans le dialogisme fondamental « écriture oralité », nous retenons la réflexion de Derrida, qu’une « archi-écriture » s’inscrit dans la voix, porteuse de langage, « écriture première », corps inaugural de l’écriture. Ce rapport de proximité de l’oralité et de l’écriture rappelle
le fondement corporel et intellectuel de toute connaissance. En tant qu’espace polyphonique, le texte littéraire laisse transparaître lorsqu’il dialogue avec d’autres textes qui peuvent être oraux, une origine qui serait de l’ordre de la voix et dont il faut chercher la trace. Claude Hagège rappelle, dans L’homme de paroles, que « l’écriture alphabétique »
contient les marques imparfaites et vagues, des réflexions de la voix, des pauses, des courbes qui constituent l’intonation.
Colette fait référence dans La naissance du jour à la voix de Sido transcrite en style direct dans les lettres de Sido à sa fille et qui s’emboîtent dans le récit. La voix de la mère est là dans le dialogue avec son gendre et avec sa fille, brisant le silence et introduisant le
recueillement à l’écoute. La voix de Sido se fait entendre dans la textualité, explorant les distances et s’alignant comme un long souffle qui se maintient. Il y a de l’oral dans la syntaxe de Colette ; une voix qui perce dans l’écriture de la phrase et s’exacerbe dans une typographie plutôt diverse. Les traits vocaux sont assimilés à des indications théâtrales, mêlant le ton de la déclamation à celui de la confiance.
Françoise Collin accorde une attention au langage oral, qu’elle insère dans le registre écrit. L’expressivité de l’écriture de Collin introduit la sonorité vocale dans l’écrit. Elle renoue avec une multitude de voix, celle de la romancière, de la narratrice et des personnages du roman, qui ne finissent de raconter et de rire et jamais ne finissent de vérifier leur pouvoir dans l’exercice de leur ingéniosité verbale. La voix de Rose se fait entendre dans la textualité et trouve des résonances dans cette écriture-parole.
Le collage du langage quotidien et l’emploi des expressions de la langue parlée, « ça », « bien sûr », « bah », « c’est », « pourquoi » ajoutent un trait d’oralité à l’écriture. Comme l’écriture de Colette, celle de Collin se distingue par cette spécificité propre aux femmes :
« Elles parlent comme parlent les femmes non pour désigner les choses, les cerner mais pour les bercer en elles ». Cet usage coutumier s’installe dans leur parole et leur écrit.
Le récit doit sa saveur aux emprunts qui relèvent souvent de situation d’oralité. Le discours de Tante Songe est émaillé de mots flamands, alors que le discours de Rose est parsemé d’expressions wallonnes qui renouent la narratrice avec l’enchantement du dialecte de son enfance. Nous avons d’un côté des mots de la réalité quotidienne belge : « le tram » (cité plusieurs fois), « la messe du béguinage » et de l’autre côté des expressions wallonnes : « Mastelle » (sorte de biscuit rond), « Drève » (allée carrossable bordée d’arbres). Nous remarquons aussi un emploi fréquent de la préposition « à » au lieu de « de » et de la forme impersonnelle. Ces mots apportent à l’intérieur de la langue haute une saveur concrète qui appartient à la langue basse. Notons que l’emploi des ces expressions dialectales n’a pas le même but idéologique que l’emploi du joual dans le roman québécois des années soixante.
Françoise Collin réduit la phrase à sa part redondante et tend à en renouveler la charge poétique. Elle use de constructions parallèles qui participent, par la perception des reprises, d’une mélodie du rythme. Ces traits syntaxiques font partie du registre oral qui caractérise le discours ordinaire. Dans cette écriture proche du corps, l’insertion de l’oral est importante. Il est dans le timbre de la voix, la répétition des mots ou leur métaphorisation, la redondance de la phrase et l’emploi fréquent des gestes vocaux.
Avec la double présence de l’écriture et du discours dans La Cité fertile, nous relevons une rencontre de l’oral et de l’écrit, illustrée d’un côté par la narratrice qui pose son mode de communication au lecteur, de l’autre par le personnage d’Aléfa qui compose oralement (de tête le plus souvent) les phrases écrites. Sur le plan de l’imprimé, la forme d’activité verbale écrite s’oppose par son graphisme à l’usage parlé, traduit en italique. Ce passage d’un mode graphique à un autre permet de changer l’ordre du récit et d’altérer la structure. Dans ce discours tantôt spontané, tantôt appris, la prime est accordée à l’esthétique et au ludique.
Dans L’exil selon Julia, Man Ya est consciente de la problématique de la question identitaire pour les Antillais, exilés deux fois sur leur île puis en France. Sa sagesse est de les aider à s’accepter dans leur différence en tant qu’Antillais créoles. Elle veut leur faire abandonner le carcan de l’identité négativisée et niée : « jamais, jamais plus je n’irai cacher la noirceur de ma peau sous un bureau… je ne serai plus la mouche dans le bol de lait, le chapeau noir, la seule négresse qu’on aime parmi tous les autres nègres qu’on hait… et je serai moi-même au pays des miens ». Chez l’écrivaine sont privilégiés en créole la cuisine (plats et instruments), les végétaux (fruits et pigments) et le monde des esprits (zombie et diablesse). La nostalgie s’ouvre dans ce réel antillais avec sa quotidienneté et ses croyances vers une sorte d’altérité extrême. Il s’agit de la dé-africanisation vers une
créolisation, vers une identité quasi reconstructive.
Dans L’amour la fantasia, le récit des chants des vieilles berbères serait comme une rêverie sur le langage qui promet un absolu ravissement et un savoir absolu par où ces femmes maîtrisent leur destinée de femme. Nous constatons ainsi que c’est par le chant que
la femme acquiert un pouvoir qu’elle n’a pas en réalité. Le recours à l’étude de l’oralité des chants des ancêtres, offre à Djebar une occasion pour insister sur le pouvoir des mots. Un pouvoir émanant d’une « odyssée linguistique » formée de berbère et d’arabe dialectal, et qui constitue la culture de ces recluses. Il s’agit de vocables de tendresse, de diminutifs spécifiques du parler de leur tribu. La narratrice évoque les tantes et les cousines qui caressent les bébés et répètent à satiété : « mon foie… hannouni ! », l’aïeule qui ne le dit qu’aux petits garçons, parce qu’elle n’aime pas les filles (source de lourds soucis). La
narratrice insiste sur le pouvoir limité des mots qui ne peuvent pas traduire le mot hanouni par tendre ou tendrelou, et montre que les femmes ont leur propre expression pour traduire la tendresse.
Ce qui caractérise Assia Djebar, c’est qu’elle se sert de l’altérité pour construire sa propre identité, une identité linguistique formée de différentes strates, dont le berbère, lieu de ressourcement, se distingue de la langue du pays natal et de celle du pays d’adoption.
Amin Maalouf est bien placé sur la voie du métissage pour dire que l’identité ne se découpe pas en tranches, mais qu’elle n’est pas non plus tout de l’homme. Ce sont les allers et les retours de la langue écrite à une autre orale qui inventent le moi au quotidien et qui ne peuvent qu’en produire des effets.
Chez Brossard, le texte est très marqué par l’oralité. Les mots sont en quelque sorte érotisés d’une manière originale. Ils se déploient dans diverses potentialités féministes et mènent à une manière d’écrire au-delà de la jouissance : « Cosmos, osmose, cosmos, annule, avive, a-vide, gravite, l’affame, la mère, la femme, la femme : humain mind
– lap – ensé l’eformes chu seule et chotte seule et chatte ».
Les mots apparaissent comme un outil nouveau, malléable, adapté à l’imaginaire féminin. Ils obéissent plus au son, au rythme musical, bouleversant continuellement la lecture. Les rapports associatifs renvoient à une certaine errance dans le champ linguistique. Dans
le prolongement de cette perception des mots, notons le recours à l’anglais, l’italien. On dirait que Brossard veut prouver que la femme est capable de parler plusieurs langages pour en inventer une.
Chez Mariama Bâ, le recours à la langue orale est une stratégie africaine qui vise à pallier la rupture due à la modernité inhérente à l’écriture. L’insertion de ces mots provenant de l’oral est lancée en toute force dans le texte, créant une ambivalence entre opacité et transparence. Mariama Bâ insère dans son texte des mots appartenant à différents dialectes sénégalais, un mélange éblouissant de morphèmes issus de plusieurs langages. Ce recours au polyglottisme débouche sur la création d’une écriture essentiellement marquée par des mots spécifiquement africains, faisant du roman un lieu d’intersection de
plusieurs langues.
Bien que Mariama Bâ ait réellement émaillé son écriture ainsi, les dialectes utilisés ne désarticulent pas la phrase, car elle ne recourt pas à des calques qui disloquent la phrase comme chez Ahmadou Kourouma par exemple, dans sa déconstruction de la phrase française par le malinké. Mariama Bâ recourt aux emprunts, privilégiant la structure de surface. En effet, il s’agit pour la femme de prendre et saisir les mots, depuis longtemps mûris en elle.
L’enjeu de la couleur
La couleur n’est pas seulement de l’ordre du social et de l’anthropologique, elle est aussi de l’ordre du sexuel. En nous référant à notre corpus, nous remarquons que la couleur est au centre du tissu verbal. Elle est abordée comme figure de discours, un habit métaphorique. C’est dans un tel contexte que le leitmotiv du corps, du maquillage, de la vêture devient le reflet d’un trait persistant qui veut que la couleur acquière l’épaisseur de signes dans des effets sémantiques importants. Ici, c’est l’espace du signifiant qui est mis
en valeur, d’autant que, comme on le sait, la couleur en tant que telle n’a pas de dénoté. Elle traduit des réalités plus visuelles, que ce soit dans ses associations à des mots abstraits ou à des images de rhétoriques. Sous une plume féminine, la couleur baigne dans le texte et motive des errances linguistiques (polysémie), tout en maintenant une certaine cohérence due à la référence construite. Elle est tellement diffuse dans l’espace lieu de la feuille blanche qu’elle procure une fluidité aux récits.
L’écriture raffine ainsi le lexique des couleurs pluralisées, comme si la femme avait des bâtonnets supplémentaires dans la rétine pour traduire les tons délicats d’une couleur en camaïeu. Robbin Lakof, dans son livre Languages and Woman Place, met en évidence les
contrastes des nuances au niveau lexical et auxquelles ont recours les femmes. Nous ne pouvons nier qu’il y a des hommes qui consacrent une place primordiale à la couleur dans leurs écrits ; cependant, nous considérons qu’ils l’emploient différemment. Les hommes
cherchent plus dans la couleur la traduction d’une sensualité profonde (Baudelaire) ou d’une jouissance esthétique du texte (Proust), alors que chez une femme le recours aux couleurs est plutôt de l’ordre d’un désir de séduction (auto ou hétéro séduction) ou d’un vouloir de reconnaissance de soi (auto-construction).
Nous allons essayer de dégager la synergie qui s’établit dans la textualité entre les mots couleurs et les signes du corps féminin.
Le féminin reste le règne des apparences, et la femme se singularise par une tendance à l’autoreprésentation qui se traduit par l’expression des teintes et des détails.
La femme fait des toilettes de ses personnages un sujet d’étude et d’émerveillement, s’arrêtant longuement sur la couleur. Les références aux tissus sont nombreuses ; et ce qui frappe d’emblée c’est l’importance donnée à la description des robes et de leur nuance. Nous remarquons que la couleur bleu forme un point commun pour les vêtements féminins chez la femme occidentale (Colette) et orientale (Chedid). En partant des recherches de Michel Pastoureau sur la géographie des couleurs, celles qui montrent que
le bleu est une couleur de civilisation, nous pouvons nous demander si elle ne serait pas aussi une couleur sexuée.
Le bleu s’étend, chez la femme, des toilettes au milieu ambiant, à savoir l’habitat et les objets de la vie quotidienne. Le personnage féminin est orchestré tout le long de ses apparitions par une couleur qui structure sa position dans le roman. Ainsi Aléfa dans La cité fertile d’Andrée Chedid est comme représentée par le bleu ; Chedid la transforme en un vaste corps de couleur bleu. Les systèmes de renvoi symbolique et tropique se tissent d’un texte à l’autre : « Sa robe bleue bat les chevilles », « cette robe bleue ne la quitte pas » ; « Aléfa venant vers elle dans sa robe bleuâtre ». Dans ces tons diversement nuancés,
la robe d’Aléfa constitue pour le lecteur un champ d’observations privilégiées ; la façon de la porter devient un système de signes.
Le bleu dans sa symbolique de contemplation et de nostalgie, de jeunesse et de liberté, s’accorde avec la nature féminine quelles que soient la géographie ou la civilisation. Nous pouvons mentionner, à titre d’exemple, que pour la civilisation musulmane majoritaire la
tendance est pour le vert, mais lorsqu’il s’agit de choisir des vêtements féminins la préférence va pour le bleu chez les romancières.
Dans les écrits des femmes francophones, les mots et les couleurs se mettent en place et séduisent par leur charme respectif dans l’espace textuel. En fait, il y a chez la femme une pulsion de la couleur, qui se traduit par le désir d’abolir le sens au niveau immédiat (dénoté) du partage des signes pour une polyphonie.
La couleur redevient alors une passion – passion de l’artificiel qui s’accorde avec le goût pour la mode. Le penchant pour la couleur dans la représentation des signes du corps apparaît comme séducteur, mais aussi comme transgression vers une socialité ludique. La couleur n’est pas uniquement une dérive de signes du corps dans les écrits des femmes, mais une « flottaison », pour reprendre les mots de Baudrillard, dans la mesure où nous voulons traduire une combinaison d’une teinte et d’une récurrence d’imaginaire à la recherche (écriture-peinture) d’un auto engendrement et d’une séduction de soi constitutif
sans doute du féminin.
Gestualité
Nous allons continuer notre analyse de l’aventure de l’écriture en abordant l’expression non-verbale et en essayant de voir si on peut parler de « désécriture » dans le langage gestuel, en essayant d’isoler et de juxtaposer certains gestes. Ray Birdwhistell considère que la construction de code gestuel en kiné ou kinème, ce qui correspond au phone ou phonème du langage verbal, est comparable à la structure du discours en sons, mots, propositions, phrases et mêmes paragraphes. Le système gestuel à envisager doit l’être de façon nouvelle parce que les gestes de l’observation relevable (in-vivo) ne sont pas les mêmes que ceux présents dans le texte littéraire. Cette extension possible nous ramène au terme latin gestus, qui désigne un geste particulier (les mimo-faciaux et les gestes des membres supérieurs ou inférieurs). Dans son livre La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Jean- Claude Schmitt lie gestus et motus c’est-à-dire mouvement. On recourt de même à gesticulatio, dérivé péjoratif de gestus qui désigne tout ce qui connote les gestes spécialisés comme ceux des comédiens et des sportifs.
Gestus
Nous procédons dans ce qui suit à l’analyse des mimo-faciaux. Signalons la récurrence du mot « yeux » cité onze fois dans l’intervalle des six premières pages de Rose qui peut. La narratrice met l’accent sur le pouvoir attractif du mouvement des yeux. Le contraste des
mouvements des yeux apparaît comme le significatif des verbes actifs : « fermer », « ouvrir », « soulever », « poser », « écarquiller », « essuyer ». Une cinétique dynamique valorise le canal visuel, alors qu’un intérêt singulier est accordé aux yeux, signe-nominal au lieu
de « regarder », signe-verbal. En accordant une attention au langage symbolique, dans la suite de l’analyse gestuelle, nous signalons également les mimo-faciaux dans La cité fertile. D’après la fréquence des éléments relevés, l’intérêt est accordé au regard et à la bouche.
Aléfa valorise l’expression du regard ou la contraction de la bouche. Le regard d’Aléfa devient indice proxémique : « Le regard à ras de terre ou bien à hauteur d’yeux, ou bien par-dessus les toits, selon mon désir ». Il devient aussi un moyen de recueillement : Aléfa ferme les yeux et se tait au plus profond d’elle-même.
Dans ce contexte, le regard dans L’amour la fantasia sert à obtenir des informations, chez les jeunes filles cloîtrées qui interrompent par instants leur jeu pour épier les villageoises des fermettes voisines ou chez les voyeuses qui s’introduisent au sein des fêtes en espionnes ; leur oeil libre, d’une face entièrement masquée, tourne à gauche à droite, à travers le trou en triangle du voile. Ces femmes témoins de leur victimisation obligatoire montrent à quel point la nécessité d’un regard, d’un public est importante. Elles disent l’annulation de l’autre dans le non-regard. Dans la culture maghrébine, le regard est décrit dans ses interactions sociales. On trouve plus d’intérêt dans la communication visuelle extérieure du regard où souvent la femme est objet du regard, et on use moins du regard mutuel dans la communication intime.
Par ailleurs, dans Picture theory, Brossard décrit un rapport expressivité/expression qui insiste sur l’image des yeux en larmes, des yeux qui pleurent : « les yeux certainement humides comme le temps », « Claire fermait les yeux et elle pleurait », « les larmes ce soir lui donnaient un air d’ange ». Il y a donc aspiration psychique à la pureté céleste dans ce visage en pleurs, mais aussi expression de tristesse ou de forte émotion qui peuvent introduire à « eau », « noyade ».
Toute cette imagerie est soumise, selon Gilbert Durand, « à l’archétype suprême, au symbole de la femme », l’eau liquéfiée devient miroir, « instrument de psyché » qui mire le temps, « se mirer c’est déjà un peu s’ophéliser et participer à la vie des ombres ».
Le combat s’avère important dans le corps littéraire. Ce combat est traduit par l’emploi des syntagmes yeux, regard, qui reviennent plusieurs fois dans les pages des romans. L’espace gestuel progresse de l’œil, signe de l’intériorité, à la main, signe de l’extériorité. Ces deux pôles de la représentation passent par le corps devenu lieu de l’écriture.
Dans la strate des gestes, cette stratégie se poursuit jusqu’aux mouvements des bras et des mains. Collin accorde de l’importance à l’expression gestuelle : « Ne nous égarons pas dans les mots. Nous n’en finirons pas. Il n’y a que les gestes qui importent ». En raison de l’intérêt porté aux gestes, nous relevons dans Rose qui peut que les mains communiquent avec le monde et les autres et expriment des affects. Les mains interviennent aussi pour révéler le symbolique. Elles deviennent un signe de Pierre et jouent un rôle métonymique :
« Je ne vois plus que tes mains, c’est à elles que je pense, Pierre et non pas à toi ». La romancière fait des intrusions dans le domaine onirique et crée une vision qui situe l’ensorcellement au niveau des mains.
Les mains d’Aléfa parlent plus que toutes les autres parties de son corps. Ses mains demandent, promettent, appellent et supplient. Elles expriment l’horreur, la joie et la tristesse. « Soudain, les mains d’Aléfa se dressent. Elles sont seules au monde ses mains, plus usées que le sarment. Elles expriment toutes les vagues de l’angoisse. Ensuite, lentement, elles s’apaisent et flottent tranquilles, comme sur des nappes claires ».
La première caractéristique de la main réside dans les messages cutanés qu’elle peut fournir. Aléfa veut tenir la ville entre ses mains. Elle veut la pétrir comme l’argile et la palper comme le fruit. Une perception toute tactile de la ville apparaît comme le résultat d’un fantastique travail de modelage et de pétrissage. Il est intéressant de voir Aléfa insister sur les moindres détails du toucher : « tâter », « frêler », « glisser », « chaparder ». Ces besoins tactiles rappellent l’incessante fonction manuelle de la femme. Nous retrouvons le rôle de la main qui marque, qui laisse son empreinte associée à ce qu’elle touche.
Aux indices émotionnels des gestes de la main dans L’amour la fantasia, nous rappelons les signes conventionnels des gestes des femmes du harem qui, à l’approche d’un homme, remontent les voiles qui ont glissé sur l’épaule. Les gestes de dépouillement des bijoux des
femmes arrêtées par les conquérants lors de la prise d’Alger et qui, sous un corps dissimulé, font tomber une paire de khalkhal, un diadème, une broche. Mais le plus important, c’est le geste symbolique du père, tenant au dehors la main de sa fille, geste qui la sauve définitivement de l’enfermement et, plus tard, de sa condition de femme cloîtrée. Par ce geste, son père la protège du port du voile, et la conduit vers une libération possible.
Dans cette métonymie corporelle de Picture Theory, l’accent est mis sur les membres supérieurs du corps, bras et mains. Nous sommes face à des images cinétiques qui défilent devant nos yeux, déroulant une suite de gestes corporels exécutés par les bras et les mains des protagonistes du premier et du second roman, emboîtés l’un dans l’autre comme des poupées russes. Le langage des bras s’accorde avec le langage tout court : « Florence Dérive dit dans les bras comme dans les lettres ». Les mouvements de la main traduisent les gestes quotidiens « Oriane ouvrait une troisième bouteille », « Florence tend machinalement la main vers la cafetière ».
« La main de l’homme touchait quelque part dans le livre la main de la femme ». Les gestes de la main marquent un pouvoir phallique dans les rapports affectifs : « l’homme tenait la main de la femme dans ses bras ». Ces mains qui tiennent, agrippent et retiennent ramènent à cette réflexion de Viviane Forrester : « et puis d’autres mains et celle d’un homme, entre autres, qui recouvrit la mienne des heures, des semaines, des années durant. Ma main protégée par une main frémissante. La cage de nos mains. L’amour ? On le faisait ».
Nous remarquons que l’homme donne plus de messages cutanés que la femme, qui est plutôt dans un état réceptif. Les régions les plus touchées sont la main et le bras, les autres associées à la sexualité sont moins stimulées. Cette initiative de la part de l’homme marque un certain pouvoir sur la femme, bien que le toucher soit une valorisation affective.
La description des gestes des personnages dans Une si longue lettre nous éclaire sur l’importance de la différence sexuelle en sémiologie gestuelle. Cette différence prend plus d’importance quand les romanciers sont africains, car les gestes sont, dans ces pays,
très ritualisés. La femme noble en Afrique par exemple, doit éviter toute gesticulation ; ainsi est-elle amenée à effectuer dans la vie quotidienne moins de gestes que l’homme. Elle est tenue d’éviter les gestes équivoques, alors que les hommes les utilisent librement. Nous remarquons, dans la description des gestes sociaux dans ce roman, que c’est la femme noire qui dissout le lien conjugal en Afrique, alors qu’il n’en est pas de même dans d’autres sociétés polygames. Dans le veuvage, la femme est objet et sujet de deuil. Mariama Bâ énumère les interdits pesant sur la veuve : elle doit s’habiller, se voiler de noir, et pendant quarante jours elle n’a pas le droit de sortir de la maison. Le premier jour du deuil, elle n’a droit à aucun geste, de telle sorte qu’elle est lavée, coiffée, habillée, puis, pour ainsi dire, parquée sous une tente avec les autres épouses.
Nous constatons donc dans la strate des gestes de l’ensemble des romans que l’importance est accordée aux mouvements des bras, des mains. La main est le centre de convergence des romancières. Les postures sont souvent statiques, rendant observable ce qui s’exprime par une attitude corporelle dans une position donnée. Il ressort de ce travail qu’on peut dégager la pertinence (de gestes, postures, mimiques) à caractériser un personnage ou une action ayant une influence sur le processus narratif.
Gesticulatio
Après avoir analysé le gestus dans le texte littéraire, nous passons à l’étude du gesticulatio, ou gestes spécialisés. Nous relevons une praxis gestuelle limitée à une communication situationnelle déterminée.
La description des exercices exécutés par Rose, qui souhaite devenir gymnaste, exprime l’importance de la libération du corps. Rose part à sa leçon de gymnastique matinale, elle engage les autres à respirer et à expirer profondément. Les items codés de l’activité gestuelle sont notés dans les passages de Rose donnant sa leçon de gymnastique ou
imitant les sportifs sur le terrain de sport. En effet, Rose bouge pour ne pas mourir. Elle ne veut pas être prise par la mort qui frappe les siens. Les gestes traduisent la vie de Rose et la vie des mots.
D’un bout à l’autre de La Cité fertile, Aléfa danse. Aléfa, la vieille, danse. « Elle oscille soudain sur place comme un arbuste harcelé par le vent. Elle s’étire comme un mat ». On fait cercle autour d’elle. On l’escorte. Son corps dans son mouvement et son silence suffit à révéler une portée symbolique. Elle évolue à larges pas. « On lui lance » : « Fais l’arbre. Fais la pierre. Fais le silence ! Fais la ville. Fais les larmes ». Aléfa joue ce que son public lui réclame ou bien ce qu’elle improvise. Elle mime l’air, le silence, les larmes, la ville. Elle va,
vient et se livre à l’action oratoire que lui inspire son discours.
À travers cette analyse du gestus et du gesticulatio, nous remarquons que les mimiques, gestes et postures peuvent effectivement devenir des objets d’analyse et des indicateurs dans l’expression non-verbale.
L’inventaire de la gestualité nous invite à interroger cette affirmation banale, mais ambiguë : « le corps parle », rapporté au seul corps et non au sujet. Les parties du corps sont prises comme éléments signifiants, telle une pierre marquée de trop d’hiéroglyphes.
D’après notre analyse, le corps littéraire apparaît alors essentiellement corps de désir, corps regardé ou corps touché. Sa matérialité première fait qu’il est un corps pluriel, somme de tous les contacts communicationnels, du regard et des gestes des actants.
L’image de ce corps, lien de la romancière aux protagonistes, reste la plupart du temps lié à l’appartenance sexuelle de l’un(e). Il est plus regardé par l’homme, regardant chez la femme, caressé par l’homme, aimé par la femme. L’intérêt réside alors dans une réelle analyse de cette écriture contemporaine, avec une mise au jour des relations suivantes : transgression/norme, oralité/écriture, sexe/geste.
Pour conclure, je voudrais dire que l’écriture au féminin n’est pas une écriture qui se réfère à la pesanteur de la norme, ce n’est pas non plus une écriture d’avant-garde. C’est une écriture viscérale, libre, et de l’ordre de l’intime, qui se tourne vers une littérature fortement marquée par le corps et le sexe. Le corps n’a plus honte. Il se montre
et il se vend.
Il apparaît néanmoins comme obligatoire que le récit, aussi fictif soit-il, paraisse plus ou mois vécu et donne ainsi une garantie d’authenticité de tout ce qui se ramène à la sphère du privé. Lire un livre devient avant tout une histoire d’intimité profonde. L’espace
de quelques heures, quelqu’un m’entretient en privé. Il ne me parle pas principe mais chose singulière. Je pense qu’une grande partie de la littérature se range aujourd’hui dans la catégorie « document humain ». Tout est bon selon l’idéologie moderne de la transparence. Le succès de Catherine Millet, Christine Angot, Camille Laurens, et
Marie Darrieussecq a été construit de la révélation et du scandale. Il s’agit de briser les tabous et de franchir les limites. Les écrivaines affirment leur sexualité et poursuivent le mouvement de libération de Mai 1968. Selon Jacques Lecarme : « La fictionnalisation radicale de soi risque alors d’approcher ce qu’on pourrait appeler une folie-fiction,
où le moi risque sa destruction ou son aliénation ».
Cette liberté dans l’écriture au féminin influence aussi la structure romanesque qui passe d’un genre à l’autre, d’une forme à l’autre, dépassant les frontières pour rester dans l’entre-deux. Alors que l’on s’accorde sur l’éclatement des genres comme trait de modernité,
jamais le sous-titre péritextuel « roman » n’a été autant affiché. Le terme générique roman perd ses frontières sémantiques.
Cette liberté avec les genres dans la construction d’un roman, si fréquente dans les écrits des femmes, nous la remarquons dans le roman actuel qui a perdu ses repères. Citons à titre d’exemple Les ombres errantes (Grasset, Goncourt 2002) de Pascal Quignard. On
n’est plus dans les écoles et les théories, comme dans le Nouveau roman qui a donné le sentiment d’une rupture décisive avec ce qui précède. On n’est plus non plus à l’époque de ceux qui ont introduit dans le roman la recherche du roman. Aujourd’hui, le paysage est devenu incertain et la théorie devient rarissime. Même si l’absence d’école appauvrit le débat, cette individualisation n’est pas forcément mauvaise. Et je pense que l’écriture des femmes est pour beaucoup dans cette mutation.